Jean-François Sivadier met en scène «  Le misanthrope  »
Paradoxes du comédien
Depuis la création de la première version de Noli me tangere en 1998, le Théâtre national de Bretagne s’est toujours montré fidèle au travail de Jean François Sivadier au théâtre, en créant ou reprenant chacune de ses mises en scène. La très riche programmation de cette saison 2012-2013 du TNB comptait, parmi ses évènements, les premières représentations du Misanthrope de Molière, son nouvel opus, en janvier, en prélude à une tournée en France, et à une reprise à l’Odéon-Théâtre de l’Europe du 22 mai au 29 juin. À ne pas manquer !
Jean François Sivadier place, avant toute autre chose, le jeu au centre de chacune de ses mises en scène de théâtre et d’opéra, et la pièce de Molière pose la question de la sincérité, dans le jeu social. En déplaçant le drame d’Alceste, et son refus de tout compromis, vers celui d’un comédien qui ne se sentirait plus à sa place sur le plateau, et en qui quelque chose échapperait dans la représentation, le metteur en scène soulève des questions vertigineuses. Il déclare dans un texte de présentation : « Quelle histoire pourrait s’écrire si, avant même le début, l’un des protagonistes prétend rester sur scène sans jouer la comédie ? » C’est comme si les acteurs étaient pris dans des sables mouvants. Ils inventent sans cesse, malgré tout, dans un spectacle tourbillonnant où les apparences sont fragiles et échappent sans cesse.
Sincérité et artifices
Doit-on tout dire, ou masquer et atténuer la réalité, au risque de mentir parfois ? N’y a-t-il pas cependant quelques vérités dans certains mensonges ?
L’un des artifices qui frappe d’emblée dans Le misanthrope est une langue extrêmement codée, puisque le texte est écrit en vers et en alexandrins. Alceste, tout misanthrope qu’il soit, accepte cette contrainte, qui a quelque chose à voir avec une forme de convenance sociale. C’est l’un des premiers paradoxes du comédien Alceste. Son dialogue avec Philinte, qui ouvre la pièce, délimite deux rapports à l’existence, qui semblent bien tranchés. Le premier affiche un goût immodéré pour une sincérité absolue, qu’il prouve plus loin dans le jugement sévère et sans concession qu’il jette à la face d’Oronte, après avoir entendu son sonnet. Le second suggère plus de compromis et de nuances : doit-on tout dire, ou masquer et atténuer la réalité, au risque de mentir parfois ? N’y a-t-il pas cependant quelques vérités dans certains mensonges ? La pièce de Molière ne se réduit pas à une telle dialectique car l’un des autres paradoxes d’Alceste est son amour fou et exclusif pour Célimène, une femme complètement imprévisible, capable d’inconséquence et de duplicité. Mais un être qui place aussi haut son idéal, jusqu’à l’intransigeance, n’est-il pas aussi de nature à la troubler ? Dans la mise en scène de Jean François Sivadier, les protagonistes ont l’air déchirés entre deux exigences apparemment irréconciliables, et il y a un peu de chacune des postures initialement démontrées en chacun d’eux. Il en résulte des possibilités infinies de jeu. Norah Krief réitère, dans sa composition de Célimène, le miracle de sa Môme Crevette de La dame de chez Maxim, présentée en 2009. Elle parvient à exister, avec une incroyable intensité, sur le plateau, le temps d’une réplique, même la plus superficielle, et parfois même d’un mot, faisant corps avec tout ce qu’elle dit, et paradoxalement successivement sincère à chaque instant, avec une présence totale, et dans une sorte de volupté secrète. Elle atteint, par un jeu subtil et d’une profonde justesse, qui étourdit parfois, la vérité du théâtre, entre rire et larmes. C’est fascinant ! Toutes les figures de la pièce sont prises dans un même mouvement, et proposent des nuances parfois infimes, entre profondeur et artifice. Comme dans chaque mise en scène de Jean François Sivadier, le travail et l’esprit de troupe sont réjouissants et l’on retrouve avec bonheur, au sein d’une distribution très attachante, Vincent Guédon, Christophe Ratandra et Stephen Butel. Chacun manifeste une joie indicible et communicative d’être sur le plateau, dans une invention sans cesse renouvelée.
Pour accentuer le jeu des apparences trompeuses, un petit jet d’eau, modèle réduit et dérisoire des fastes de Versailles, accompagne les scènes de groupes, dans lesquelles chacun énonce, dans une cruauté partagée et une commune outrance, ce que l’on doit dire pour exister. L’arrivée d’Arsinoé, haut perchée sur sa voiture, participe de cette démesure. Elle semble, à elle seule, une hyperbole et elle vient, à coups de médisances, semer le trouble et le désordre, à des fins personnelles. La musique elle-même se fait l’écho de ces âmes contrastées et mouvantes, et appartient le plus souvent au répertoire baroque. On entend, en prélude ou au creux de mots qui se dérobent, des extraits d’opéras de Jean Philippe Rameau, et notamment la tempête de Platée, une formidable machine de théâtre dans laquelle une grenouille se croit aimée de Jupiter, dans un semblable jeu cruel, où les apparences sont reines.
La question posée par Alceste est claire dès le début, puisqu’il entre en scène sur "Should I stay or should I go" des Clash. Il y répond en choisissant de rester pour les cinq actes à venir
Théâtre de la cruauté et sortie d’artiste
La question posée par Alceste est claire dès le début de la pièce, puisqu’il entre en scène sur Should I stay or should I go des Clash, sur laquelle il danse avec excès, comme un dément ou un lion en cage. Il y répond en choisissant de rester encore un peu, au moins pour les cinq actes à venir. Pendant la réception mondaine que donne Célimène, durant laquelle il ne parvient pas à voir celle qu’il aime seule, il reproduit une même situation. Il s’oblige à supporter des conversations qui lui semblent vaines, et des êtres hypocrites et factices, dans l’attente que ces derniers s’en aillent, ne trouvant pas lui-même le ton juste. On songe au « Théâtre de la cruauté », défini par Antonin Artaud, dans Le théâtre et son double. Il y a, en effet, quelque chose de difficilement supportable et d’impudique dans la représentation d’un homme soumis au double regard, hostile, de ceux qu’il méprise, et de l’être aimé. Le drame d’Alceste est d’être amoureux d’une personne qui, le plus souvent, lui échappe complètement. Nicolas Bouchaud, qui a été, avec Jean François Sivadier, Galilée, Danton et le Roi Lear, parmi des compositions toutes extrêmement marquantes, s’investit sans compter, et construit un Alceste capable lui aussi d’être insaisissable. Il joue sur une palette très large d’émotions et d’états, comme autant de propositions, et restitue de manière poignante le combat violent d’un être aux prises avec ses contradictions, qui étouffe et ne parvient pas à quitter la scène plus tôt. Le jeu de masques est impitoyable, et le retournement de situation l’est tout autant. Chacun des amants de Célimène vient régler ses comptes et lui jeter au visage le fruit de ses mensonges successifs, en confrontant ses lettres. C’est comme si l’on avait sous les yeux un cœur mis à nu et livré en pâture au regard des autres, dans un instant où le théâtre semble s’effriter, comme si l’on ôtait violemment le maquillage de l’actrice, avant la fin de la représentation. C’est à ce moment où elle se retrouve seule que, paradoxalement, Alceste choisit de partir pour le désert, « cet endroit écarté », par dégoût. Ce départ vers un ailleurs offre l’image mélancolique d’un acteur qui, pour la première fois, refuserait de se prêter au jeu. On le voit courir autour d’un cercle de sable, symbole du désert qu’il s’est inventé, mais au centre du plateau, en un ultime paradoxe.
Christophe Gervot
Crédits photos : Brigitte Enguérand
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