Reprise de «  La Walkyrie  » à l’Opéra Bastille
L’œil de Germania
2013 marque le bicentenaire de la naissance de Richard Wagner. L’un des temps forts en sera certainement le cycle intégral de la Tétralogie, ce monument de la musique, que l’opéra national de Paris proposera, pour la première fois de son histoire, à partir du 18 juin. En prélude à cette intégrale du Ring, on a pu revoir en février La Walkyrie, première journée du cycle, dans la mise en scène proposée en 2010 par Günter Krämer. Une reprise de Siegfried suivra en avril. L’opéra de Rennes a, de son côté, inscrit à sa programmation, une version de concert de La Walkyrie : un opéra des origines, d’une beauté à couper le souffle, sous le regard de dieux qui commettent les erreurs des hommes, et dont l’agonie est en marche.
La Walkyrie, dans la vision de Günter Krämer, est d’une cohérence saisissante avec le prologue de cette Tétralogie, créé en mars 2010. Les dernières images de L’or du Rhin montraient des athlètes vêtus de shorts qui montaient les marches conduisant au Walhalla, château nouvellement construit par les dieux et signe extérieur de leur pouvoir. Chacun de ces sportifs tenait à la main et dans le désordre, l’une des lettres composant le nom de Germania, la cité idéale selon Hitler. Cette tétralogie distille les échos d’un passé trouble. Dans un entretien accordé à la revue de l’opéra de Paris, le metteur en scène rappelle la récupération nazie, durant la Seconde Guerre mondiale. On diffusait, à la radio, lors de chaque défaite, la marche funèbre de Siegfried, extraite du Crépuscule des dieux.
Un couple maudit
Les dieux ont été maudits par Alberich qui, lui-même, avait été contraint de renoncer à l’amour en s’emparant de l’or du Rhin, que les habitants du Walhalla subtilisent à leur tour pour payer leur palais. Dans cette confusion extrême autour de l’or convoité et mortifère, Wotan réalise très vite que seul un héros libre pourra mettre fin à la malédiction. L’obsession d’un rédempteur est un motif récurrent dans l’univers de Wagner. Le dieu a engendré des enfants, tel Jupiter l’infidèle, dans l’espoir que l’un d’eux soit le libérateur espéré. C’est de son union avec une mère louve que sont nés deux jumeaux, Siegmund et Sieglinde. Le premier a été abandonné dans la forêt, tandis que la seconde a épousé Hunding. Séparés l’un de l’autre dès leur plus jeune âge, ils incarnent à eux deux une synthèse de la vie sauvage et d’une forme de civilisation, dans une humanité naissante. Wotan, déguisé en vieillard, avait planté dans un arbre, en cette maison, le jour du mariage, une épée, Nothung, qui rappelle Excalibur, et que seul le héros libre tant attendu pourrait extraire, afin qu’elle lui vienne en aide en cas de nécessité (le sens du mot « Not » en allemand est précisément le manque, la nécessité). Le prélude orchestral de La Walkyrie illustre une chasse à l’homme. Siegmund est traqué et arrive, épuisé, dans la maison de Hunding, dont le nom (Hund signifie chien en allemand), évoque d’emblée un ennemi pour le fils de loup. Le premier acte raconte la lente reconnaissance des deux jumeaux, à partir des récits lacunaires de leurs vies. Elle aboutit à leur union incestueuse, dans un monde où l’amour a été maudit. Le décor du début de l’opéra est celui de la fin de L’or du Rhin. Sur les marches que montaient les athlètes, des hommes nus, blottis les uns contre les autres, se font massacrer par les sbires de Hunding. Leurs corps sans vie y sont dispersés. Siegmund vient-il d’échapper à cette tuerie ? Les restes du carnage servent d’arrière-plan à la rencontre du frère et de la sœur, en un sinistre présage. Il lui demande à boire, et l’hospitalité pour la nuit. L’arrivée de l’inconnu semble rompre l’ennui d’un mariage sans amour.
La direction très lente et envoûtante de Philippe Jordan enveloppe de couleurs sombres ce premier échange, plein de non-dits et de mystère
La direction très lente et envoûtante de Philippe Jordan enveloppe de couleurs sombres ce premier échange, plein de non-dits et de mystère. Ce qui accentue l’aspect morbide de la scène. Hunding, lors de son arrivée, ferme des persiennes d’un geste brusque de la main, pour ne pas voir le massacre, qu’un mur de briques rouges vient masquer. Une forme de déni, face à l’irreprésentable. L’époux de Sieglinde se méfie d’emblée de l’étranger. Il est brutal et porte un manteau de cuir, à l’aspect de sinistre mémoire. Günther Groissböck lui apporte des sons graves qui glacent le sang. La jeune fille profite du sommeil de son mari pour retrouver l’inconnu, dont elle avait certainement rêvé la venue. Lors de la scène du printemps, prélude à la relation incestueuse, des arbres en fleurs, par une nuit sinistre de pleine lune, recouvrent le plateau. Hunding, qui a reconnu en Siegmund un ennemi ancestral, l’a provoqué en duel pour le lendemain. L’étranger parvient à arracher l’épée du tronc. Les amants maudits s’enfuient, après s’être reconnus dans une fièvre réciproque et irrésistible. Ils s’unient dans la détresse. Stuart Skelton et Martina Serafin incarnent le couple fatal et suicidaire, par un engagement total et un chant habité aux aigus solaires, où les forces d’Éros et de Thanatos se déchaînent.
L’arrivée des athlètes à Germania
Le second acte débute au Walhalla, la demeure des dieux, dont les dernières mesures de L’or du Rhin accompagnaient l’inauguration dérisoire. Wotan retrouve sa fille Brünnhilde, née de sa relation avec Erda, la déesse de la sagesse de qui il voulait connaître le sens des choses. Cette jeune déesse remplie de fougue est La Walkyrie, mise au monde pour être une conscience fidèle pour le dieu égaré. La première image est stupéfiante. Durant les premiers accords, où l’on entend déjà quelques mesures de la chevauchée des Walkyries, les athlètes de la fin du prologue arrivent en montant du fond de la scène, et disposent dans l’ordre les lettres du mot Germania, derrière lesquelles chacun d’eux prend place. Le spectateur est saisi par la force de l’image, et a le sentiment troublant d’assister à l’arrivée d’une course, dont il a vu le départ en des temps très lointains, et de comprendre la sinistre mission de ces sportifs. Ils sont ovationnés bruyamment par les dieux, auxquels se sont jointes toutes les Walkyries, ces filles de Wotan qui ramassent sur les champs de bataille des soldats morts, pour en faire des héros dans l’au-delà créé par leur père, en mal d’un rédempteur. Quelques saluts nazis, qui ponctuent les acclamations, font froid dans le dos. Pendant cette scène de liesse, les habitants du Walhalla jouent avec des pommes, celles de la déesse Freia, qui leur donnent la jeunesse éternelle. Hitler n’avait-il pas, dans son délire d’un pouvoir total, le fantasme d’un empire qui n’aurait pas connu de fin ? Les retrouvailles de Brünnhilde et de son père sont interrompues par l’arrivée de Fricka, réplique de Junon, épouse de Wotan et déesse des liens sacrés du mariage. On découvre d’abord son image, en une troublante vue de dessus, à travers un miroir qui surplombe la scène. Vêtue d’une impressionnante robe rouge, semblant sortie des Damnés de Luchino Visconti, elle vient, dans une démarche lente et majestueuse, demander des comptes au mari infidèle. Au nom de Hunding, mari outragé par le fils du dieu, elle ordonne que l’affront soit réparé, et que le coupable meure lors du duel. Le drame intime se confond avec la mission divine. Sophie Koch, artiste intense, incarne la déesse meurtrie par un chant riche en nuances et aux couleurs sombres. Elle parvient à faire de chaque note un reproche ou une blessure, d’une profonde vérité.
Sophie Koch, artiste intense, parvient à faire de chaque note un reproche ou une blessure, d’une profonde vérité
Lors du retour de Brunnhilde, Wotan est anéanti. Prisonnier de ses traités, il est écartelé entre le pouvoir d’un dieu et l’amour pour son fils. Persuadée de voir clair dans la conscience de son père, la Walkyrie tente en vain de lui demander d’épargner Siegmund. La longue scène du dilemme, dans laquelle le dieu, qui ne maîtrise plus rien, revit ce qui l’a conduit au bord de tels gouffres, est vibrante d’humanité, de ces moments qui plongent le spectateur d’opéra en ses propres abîmes et ses contradictions. Brünnhilde est contrainte par son père d’annoncer à Siegmund qu’il va mourir. Elle retrouve le couple maudit épuisé par son errance, et accomplit sa mission au cours d’une scène d’une désespérante beauté. Le jeune homme ne comprend pas et demande, avec les mots bouleversants d’innocence d’un petit garçon, qu’on lui décrive cet au-delà qu’on vient lui annoncer. Durant cette annonce de la mort, le décor du printemps par nuit de pleine lune, qui avait vu s’accomplir l’inceste, revient à l’arrière-plan. Les Walkyries jouent avec les pommes de la jeunesse éternelle. Très émue par la naïveté du jeune homme, Brünnhilde choisit la désobéissance, en le protégeant lors du combat contre Hunding. Furieux, Wotan vient briser l’épée qu’il avait placée sur la route de son fils. Siegmund s’écroule, mort. L’acte s’achève sur le retour de Fricka, qui contemple son œuvre : le triomphe d’une morale désincarnée.
La danse des morts
Le troisième acte s’ouvre sur la célèbre chevauchée des Walkyries. Les filles de Wotan amènent des soldats morts pour en faire des héros. La proposition de Günter Krämer, pour illustrer ce macabre trafic, est particulièrement troublante. En un mouvement perpétuel, de jeunes hommes nus entrent sur le plateau, s’allongent et sont lavés par les filles de Wotan, vêtues en infirmières, avant qu’ils ne gagnent le Walhalla. Ils disparaissent pour revenir, au second plan, vêtus de blanc et le visage masqué. Tous se ressemblent. Ils exécutent alors une danse fantomatique et irréelle, où ils répètent les mêmes gestes lents et ritualisés, ponctués de pas folkloriques. C’est dans cet univers chaotique et inquiétant que Brünnhilde essaie de cacher Sieglinde, qui devra fuir dans la forêt, après avoir appris qu’elle mettrait au monde Siegfried, un possible rédempteur. Furieux de la désobéissance de sa fille, Wotan survient pour la punir. L’ultime confrontation de la Walkyrie et de son père est l’un des sommets de l’opéra. Brünnhilde, figure de l’amour inconditionnel, tente désespérément de montrer au dieu qu’elle a agi parce qu’elle savait ce qui était le meilleur pour lui, dans le secret de sa conscience. Elle parvient à le faire vaciller et à mettre à nu les blessures causées par la mort d’un fils dont il s’est rendu responsable, pour respecter ses traités. Le cadavre de Siegmund est étendu sur l’une des marches et son père, complètement anéanti, chante ses paroles les plus poignantes, comme s’il était à son chevet. La punition de la Walkyrie sera plus douce. Il la condamne à s’endormir, entourée d’un cercle de feu, que seul le héros tant attendu pourra franchir pour la réveiller. Mais elle sera dès lors humaine, un signe de la fin des dieux qui est en marche. Au cours des dernières mesures de l’opéra, Erda, la déesse de la sagesse, revient et jette un regard sur sa fille endormie, et sur l’état du monde : une femme voilée qui passe.
Claire Rutter incarne une Sieglinde écorchée et sincère, dont le cri, à la fin du deuxième acte, transperçait les ténèbres du théâtre
Cette Walkyrie présentée à l’opéra Bastille, chronique d’une mort annoncée, est un spectacle très fort et abouti, d’une extrême cohérence. Elle est portée par une distribution exceptionnelle. Egils Silins sculpte les mouvements intérieurs du dieu qui doute, par un chant successivement intériorisé et explosif tandis qu’Alwyn Mellor sait être fervente et compatissante, dans une électrisante composition de Brünnhilde. Tous deux sont fascinants ! Durant ce mois de février 2013, l’opéra de Rennes a proposé une version de concert de La Walkyrie, avec des chanteurs totalement investis, musicalement comme dramatiquement. Willard White, mémorable Wotan dans la tétralogie mise en scène par Stéphane Braunschweig à Aix en Provence, était un dieu charismatique et d’une profondeur authentique, Catherine Hunold une Brünnhilde lumineuse et Claire Rutter une Sieglinde écorchée et sincère, dont le cri, à la fin du deuxième acte, transperçait les ténèbres du théâtre, sous la direction inspirée et fougueuse, de Claude Schnitzler. En cette année du bicentenaire de la naissance de Richard Wagner, l’Opéra national de Paris et l’Opéra de Rennes créent, avec leurs moyens respectifs, de beaux évènements !
Christophe Gervot
Bloc-Notes
-
«  Chasse fermée  » remporte le prix du public au palmarès d’Univerciné 2013
-
Hellfest 2013 : Fragil prend refuge dans le nid des enfers
-
La 7ème Vague ouvre le bal des festivals
-
Le sculpteur Yonnais Pierre Augustin Marboeuf expose à Nantes pour la première fois
-
Edito du 12 avril 2013 : du fond des abysses