
RENCONTRE
Alban Lécuyer : « J’ai inversé la réalité, en image »
Il était journaliste mais aujourd’hui il détruit des immeubles haussmanniens et détourne les codes publicitaires. Son franc-parler se ressent jusque dans ses photos. Rencontre avec Alban Lécuyer.
Pourquoi es-tu à Nantes ?
C’était avant tout pour quitter Paris. Ca doit faire cinq ou six ans que je suis à Nantes maintenant. J’aime beaucoup cette ville. On m’avait parlé de ses banlieues en mal. Je m’attendais à arriver dans la jungle, à tomber sur « les 4000 » de la Courneuve. Mais ça n’est absolument pas le cas. C’est pas Bagdad ici, c’est une ville à vivre. J’ai grandi dans un milieu privilégié. J’ai une sorte de culpabilité par rapport à ça. J’ai honte de l’endroit où j’ai grandi, à Neuilly-sur-Seine. Je déteste les gens de Neuilly, ces espèces de beaufs nouveaux riches, ouvertement racistes et homophobes. Bon, au final, je me retrouve à habiter dans le quartier Guist’Hau, le Neuilly de Nantes… J’ai reproduis exactement ce que je fuyais, sans le vouloir. Ya pas de vie dans ces quartiers, pas de bars, pas de restos en bas de chez toi. Mais je me sens nantais, mon cœur n’est pas à Paris.
Comment as-tu débuté la photographie ?
Je travaillais au Nord Eclair comme journaliste. Tous les rédacteurs étaient aussi plus ou moins photographes. A l’ESJ de Lille j’avais fait un peu de photo aussi. Et puis tout est parti de la série des implosions, Downtown Corrida, qui a plu. C’est une série qui m’a pris énormément de temps, parfois jusqu’à trois mois à plein temps par photo ! Il existe d’ailleurs une toute première version de cette série de photos, que personne n’a vue. Je ne maitrisais pas Photoshop à l’époque, c’était une catastrophe. Bref, Downtown Corrida a été exposée à Nantes et je voulais continuer à faire tourner cette expo, ne serait-ce que pour le temps que j’y avais passé. Alors j’ai démarché SFR. Je suis passé par SFR Jeunes Talents. Aujourd’hui, SFR est un de mes clients.
En quoi consiste le travail d’un photographe pour une grande marque ? N’y a-t-il pas des contradictions avec ta formation initiale de journaliste ?
La problématique était : comment une marque peut s’emparer de la ville pour ses besoins de communication, comment elle va la transformer. On retrouve les critères publicitaires classiques - sols lisses, pas de papiers, on vire les marques, les noms des restos. C’est là que je me suis rendu compte que je n’étais plus journaliste, il y avait un côté « vendre son âme au diable ». J’ai réglé ce cas de conscience de manière très malhonnête en appliquant simplement ma manière de traiter la ville à leur communication. Et puis, SFR joue un rôle de mécène. Les photographes qui répondent aux critères des aides publiques (dont la notoriété) n’ont plus besoin de ces financements. Le privé m’offrait une opportunité que je n’aurais pas trouvée dans le public. Je l’ai saisie. Aujourd’hui la majorité de mes revenus ne vient pas du journalisme, je n’ai plus de carte de presse. J’ai eu beaucoup de chance jusqu’à présent. Je n’ai pas vraiment dû de me vendre en tant que photographe. C’est pour ça aussi que j’ai quitté le journalisme. Je bossais pas mal sur la réinsertion des détenus, le milieu carcéral. Et je devais vendre mes sujets. C’est absurde de devoir vendre sur des sujets de société.
Quelle est ta manière de traiter la ville ?
Je suis condamné à vivre en ville. Je suis allergique au sens propre aux rez-de-chaussée de campagne et allergique au sens figuré aux pavillons de banlieues. J’aurais l’impression de vivre dans un modèle d’exposition, comme dans Podium de Yann Moix.
Je travaille sur les différentes représentations de la ville. C’est toujours la même logique. Je pars d’un constat, d’une problématique. Pour Downtown Corrida, par exemple, je me suis demandé comment les gens percevaient la rénovation urbaine. On me répondait : destruction de barres HLM. Mais l’attachement à un lieu n’est pas lié à son degré de dégradation. Il y a des jeunes attachés à leur immeuble même s’il est tout pourri. Ton lieu de naissance détermine la pérennité de tes racines. Alors j’ai inversé la réalité, en image, et j’ai détruit ces immeubles haussmanniens. De mon point de vue, une barre HLM est beaucoup plus graphique. L’haussmannien, c’est toujours pareil, t’as pas de recul, les rues sont étroites.
Tu viens de finir une série sur le Watteau pour Nantes Habitat. Tu peux nous en parler ?
C’est un des premiers immeubles que j’ai photographié en arrivant à Nantes. Je le trouvais sublime dans le sens impressionnant, hors du commun. La question s’est posée à un moment pour Nantes Habitat : est ce qu’on démolit ou est ce qu’on rénove ? De fait, ça coûtait moins cher de le rénover, et ça tombait bien parce que personne ne voulait le démolir. Tout le monde est attaché à ce symbole.
L’architecte en charge de la rénovation regarde le collectif - le fait qu’il y ait 250 logements - comme quelque chose de positif. La réhabilitation ne devait pas se faire sans les habitants. C’est ce qu’on appelle la maitrise d’usage : ériger l’habitant en tant qu’expert de sa propre existence, il sait ce qui ne fonctionne pas. Mes photos faisaient partie de toute une démarche de concertation, avec notamment des réunions, des documentaires vidéos… Il y avait trois axes : ce qui va bien, ce qui ne va pas, ce qu’ils (ndlr : les habitants) aimeraient avoir à la place de ce qui ne va pas. La série s’appelle Le Building. Je ne sais pas encore comment le résultat va être exploité par Nantes Habitat. Je vais continuer à faire le relais entre les habitants et Nantes Habitat jusqu’au début des travaux, pour que ces six mois de concertation aient un sens. Et puis il y aura une autre série de photos à la fin des travaux.
Les discussions sont en cours pour un projet du même ordre sur les tours Québec, à la Beaujoire.
...il avait utilisé un arbre sans feuille (en hiver) pour ne pas masquer un bâtiment, mais tous ses personnages étaient en t-shirt
Tu utilises donc le photomontage. As-tu une limite pour coller au réel ?
Ma limite c’est que le trucage se voit. Et paradoxalement, c’est comme ça que je suis plus proche de la réalité. Je me suis inspiré des décorums publicitaires que l’on voit aux abords des projets immobiliers. On y voit toujours des personnes valides, blondes, belles… Les ombres ne sont pas trop prononcées car c’est source d’angoisse. Les architectes ne se posent pas vraiment de questions. Ils achètent des personnages sur des banques d’images à 5 dollars pièce. Un architecte m’a raconté qu’il s’était rendu compte, après coup, qu’il avait utilisé un arbre sans feuille (en hiver) pour ne pas masquer un bâtiment, mais que tous ses personnages étaient en shirt et t-shirt… On nous vend une ville qui n’existe pas. Or, ces images colonisent notre esprit. Moi je veux faire quelque chose d’honnête par rapport à la réalité, même si c’est retouché. Dans la série Ici prochainement, j’ai travaillé avec les personnes qui habitaient vraiment dans les immeubles que je photographiais. Si je fais ce métier c’est pour rencontrer des gens. Là je passe quand même beaucoup de temps derrière mon ordi tout seul, la nuit. Il est pas impossible qu’un de ces jours je me tourne vers quelque chose de plus documentaire, de plus léger, plus sur le vif.
Tu es l’auteur de La piel que habito et d’Un samedi soir à La Havane, deux portfolios réalisés à Cuba et publiés sur Fragil.org. Pourquoi Cuba ?
Je suis amoureux de Cuba. J’y suis allé deux fois. J’ai appris l’espagnol pour y aller et j’ai trouvé le mode de fonctionnement qui me correspond. Le climat, le rapport aux gens, le partage et les discussions permanentes. Un véritable échange. Tu ne peux pas mourir de faim à Cuba, par contre ya pas de fringues, pas de portables, pas de bagnoles. Il y a environ 25 bagnoles pour 1000 habitants (ndlr : c’est 21 précisément), donc c’est de l’auto-stop permanent. C’est ça qui crée du lien. C’est une société de débrouille, sans embrouille. Tout le monde est zen alors qu’ils auraient des milliers de raisons de s’énerver. En termes d’architecture, c’est une mine d’or. Au milieu de paysages exotiques, il y a ces vestiges de bâtiments construits sur le modèle soviétique. Ca donne des trucs géniaux.
C'est ma tête que j'aime remplir d'images, pas uniquement ma carte mémoire
Est-ce que tu photographies pour toi, dans un cadre personnel ?
Très peu. En famille, personne ne veut être pris en photo. Je suis rarement en voyage complètement en touriste. Et puis je déteste ceux qui se baladent avec leur putain d’objectif, qui prennent tout en photo et qui au final ne vivent pas le moment. J’aime remplir ma tête d’images, pas uniquement ma carte mémoire. Même quand je tombe sur une belle scène, avec une belle lumière, si c’est pas dans un sujet, dans une finalité particulière, j’aurai pas envie de prendre la photo. Je ne saurais même pas où la mettre, dans quel dossier la ranger sur mon ordi. J’ai quand même des séries persos que j’expose. Ce n’est pas pro parce que je n’en vis pas. De toute façon, même quand c’est pro je prends du plaisir. Je ne me sens pas dans un rapport de travail.
Thomas Savage
Crédits photos : Bannière : Implosion #9 (détails) in Downtown Corrida, Alban Lécuyer ; Colonne 1 : Portrait d’Alban Lécuyer, CC, Thomas Savage ; Colonne 2 : Sans titre #1 in Zone commerciale, Alban Lécuyer ; Centrale 1 : Implosion #3 in Downtown Corrida, Alban Lécuyer ; Centrale 2 : « Les gens ne descendent plus, ils jettent leurs ordures par les fenêtres. » in Le Building, Alban Lécuyer ; Colonne 3 : Allée Beau-Rivage II in Ici prochainement, Alban Lécuyer.
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