CHRONIQUE
Lost in the stars : vérité et réconciliation
Création française à Saint-Céré
L’édition 2012 du festival de Saint-Céré a créé l’événement en présentant, quelques semaines après le festival de théâtre de Figeac, Lost in the stars, ultime spectacle musical de Kurt Weill, qui avait été joué pour la première fois à Broadway en octobre 1949, l’année précédent la mort du compositeur. Inspiré du roman du sud africain Alan Paton, Cry, the beloved country ( Pleure, ô pays bien-aimé), cette œuvre, qui n’avait jamais été représentée en France, est un vibrant hommage à l’Afrique du sud, et propose une poignante interrogation sur l’apartheid, qui glissait alors vers ses plus sombres heures .
Kurt Weill a connu la ségrégation et l’exclusion durant sa période berlinoise. Ses partitions, jugées « dégénérées » par les nazis, ont été brûlées. Ses origines juives et ses sympathies avec le communisme l’ont contraint à quitter l’Allemagne en 1933, après avoir collaboré plusieurs fois avec Bertolt Brecht. Installé à New York où il mourut en 1950, il ne cessa de dénoncer, dans son théâtre musical, toute forme de tyrannie politique. Les lois sur l’apartheid en Afrique du sud datent de 1948. Ainsi, Lost in the stars, en 1949, traitait d’un sujet brûlant d’actualité. Kurt Weill ne pouvait pas être insensible à cette nouvelle manifestation atroce de la stigmatisation d’un peuple par un autre. Le regard d’un exilé sur ces lois raciales naissantes donne à cette œuvre ultime une bouleversante sincérité et une dimension universelle.
Un vibrant hommage à l’Afrique du sud
Dans un entretien qu’il nous a accordé en juin 2010, Olivier Desbordes, directeur du festival de Saint-Céré, nous confiait son désir de monter un jour l’ultime spectacle musical de Kurt Weill, Lost in the stars. Le rêve est devenu réalité et cette œuvre nous plonge aux heures les plus sombres de l’histoire de l’Afrique du sud. Il y est question de la violence ordinaire due à l’incompréhension et à l’intolérance, légitimée par des lois dénuées de toute forme de raison.
C'est en 1976 seulement qu'une photo permit de faire prendre conscience à la communauté internationale des horreurs de l’apartheid
Un pasteur noir, Stephen Kumalo, part à la recherche de son fils, Absalom, à Johannesburg. Ce dernier a sombré dans la criminalité et tue le fils d’un planteur blanc, James Jarvis. Absalom est jugé et condamné à mort. Le père souhaite alors se retirer de ses fonctions de pasteur, n’y trouvant plus le sens de son engagement. On songe à tous ces crimes dus à l’apartheid, et à l’anéantissement des proches. C’est en 1976 seulement qu’une photo permit de faire prendre conscience à la communauté internationale des horreurs de l’apartheid. Elle représente le corps sans vie de Hector Pieterson, qui avait 13 ans lorsqu’il a été tué cette même année à Soweto, lors de la répression d’une manifestation anti-apartheid. Un ami le porte dignement dans ses bras, le regard rempli d’interrogation face à toute cette violence, tandis que sa sœur, anéantie de douleur, hurle à ses côtés. Kurt Weill se montre lucide et très en avance par rapport à cette prise de conscience tardive à l’échelle mondiale. Ainsi, Lost in the stars a une valeur de témoignage et rend hommage aux blessures de l’histoire sud-africaine.
Un meneur de jeu, à l’aspect mélancolique, évoque les paysages contrastés de ce pays, et commente l’action. Sa présence crée une distanciation, chère à Bertolt Brecht, par rapport à l’action. Eric Vignau incarne ce narrateur et sculpte les mots avec compassion et tendresse. La partition mêle les styles et les registres, à l’image d’un peuple multiracial. Le départ pour Johannesburg est un ensemble digne des comédies musicales de Broadway, certains airs évoquent Porgy and Bess de George Gershwin et, dans quelques élans lyriques, on songe à Susannah de Carliste Floyd. Il y a aussi quelques échos de musique africaine. On retrouve cette diversité et cette richesse dans le mélange des tons du livret, interprété avec une énergie communicative et une homogénéité pleine de ferveur par une troupe sans faille. La corruption et la violence de Johannesburg font penser à Mahagonny, dans l’opéra composé par Kurt Weill, sur un livret de Bertolt Brecht, en 1930, Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny, qui dénonce le capitalisme.
Les protagonistes de Lost in the stars apparaissent, au début de l’action, derrière des barreaux, qui accentuent l’enfermement et le cloisonnement de cette société violente. Le crime sépare davantage encore mais l’auteur parvient à trouver une résolution apaisée, qui annonce une vérité historique.
Une prémonition géniale
La corruption et la violence de Johannesburg font penser à Mahagonny, dans l'opéra composé par Kurt Weill, sur un livret de Bertolt Brecht, en 1930
Absalom et ses deux complices comparaissent au tribunal de la ville. Le fils du pasteur est le seul à dire la vérité : il avoue son crime. Il sera condamné à mort. Malgré tous les efforts tentés par la famille dans une implacable course contre la montre, l’exécution aura lieu. Stephen Kumalo, désemparé, ne se sent plus capable de poursuivre sa mission de pasteur. Il y aurait désormais une forme d’imposture. De son côté, James Jarvis trouve dans la mort de son fils une justification à son racisme. La haine et la colère sont à leur paroxysme. Cependant, un retournement de situation se produit. La fin de l’œuvre réunit les deux pères et une discussion s’engage. Tous deux originaires de la même ville, il semble inconcevable au planteur blanc que le pasteur quitte ses fonctions. A cette scène d’explication et de réconciliation succède un instant de poignant recueillement, tandis qu’on exécute Absalom.
Kurt Weill a senti combien la parole et l’écoute, dans un tel contexte, peuvent être salvatrices. Et il a eu l’intuition de ce que la commission « Vérité et réconciliation », sur l’initiative de l’archevêque Desmond Tutu, prix Nobel de la paix, mettra en place, à partir de 1993, suite à l’élection en 1992 de Nelson Mandela. Cette méthode était basée sur un échange entre le bourreau et la victime, pour qu’ils se parlent et accèdent à une forme de réconciliation. Le dénouement de Lost in the stars préfigure ces travaux. Le spectateur éprouve une bouleversante impression de paix, qui pourrait s’exprimer par cette phrase de Nelson Mandela, extraite de son autobiographie, Un long chemin vers la liberté :« Je suis né libre, libre de toutes les façons que je pouvais connaître : libre de courir dans les champs, près de la hutte de ma mère, libre de nager dans le ruisseau clair qui traversait mon village, libre de faire griller du maïs sous les étoiles » C’est précisément ces étoiles qu’évoque le titre. La parole retrouvée, l’écoute et le pardon conduisent à cette liberté essentielle.
La troupe réunie par Olivier Desbordes est extrêmement attachante. Jean -Loup Pagésy, inoubliable commandeur de « Don Giovanni » à Rennes en 2009, incarne ce pasteur en quête. Cet artiste habité émeut par une présence intense et charismatique, et par une voix chaude de basse profonde d’une incroyable pureté. Son jeu est d’une vérité sidérante. On retrouve également avec bonheur Dalila Khatir, qui manifeste un plaisir communicatif d’être sur le plateau, et un investissement inconditionnel. Elle compose une figure truculente et touchante de mère, et trouve des figures secondaires du spectacle pour exprimer son talent. Après avoir été un Rigoletto d’une bouleversante humanité l’an passé, Christophe Lacassagne retrouve en James Jarvis un rôle de père meurtri. Il explore les contradictions et la colère de ce personnage en deuil, qui vacille dans ses certitudes, avec une justesse infinie et une voix d’une belle puissance. La confrontation des deux basses est d’une intensité à couper le souffle. L’interprétation est exceptionnelle. Elle fait penser, dans un autre registre, à la fin de Simon Boccanegra de Verdi. Durant les applaudissements, on se surprend à verser une larme. Un grand merci à Olivier Desbordes pour cette belle découverte, dont il ne faudra pas manquer la tournée qui débutera le 17 octobre 2012 à l’opéra de Rennes. On rêve d’une reprise de ce spectacle à l’opéra de Cape Town, ou de Prétoria.
Christophe Gervot et Alexandre Calleau
Photos bannière : Alexandre Calleau
Photos spectacles : N. blaya
Les prochaines dates sur le site de l’Opéra Éclaté.
A propos de l’histoire de l’Afrique du sud, deux très beaux films sont à voir :
« In my country » de John Boorman (2005) avec Juliette Binoche et Samuel L.Jackson, traite de la commission « Vérité et réconciliation ».
« Goodbye Bafana » de Bille August (2007) raconte la vie de James Grégory, sud-africain blanc, gardien de prison de Nelson Mandela sur Robben Island, au large de Cape Town. Il est progressivement parvenu à changer de regard sur l’apartheid, et à être partisan d’une plus grande tolérance.
A lire :
- « Un long chemin vers la liberté » autobiographie de Nelson Mandela ( éditions le livre de poche)
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