
CARNET DE BORD DE L’ETRANGER EN SOI
Inde : le poids des cerveaux dans la balance
Le temps ? Non. Le volume de cerveaux disponibles dans un pays. Voilà ce qui préoccupe la planète science et technologie. Un monde où la répartition des compétences va à l’avantage des pays du Nord. Qu’on l’appelle fuite ou mobilité, le mouvement des travailleurs qualifiés d’une terre à une autre révèle le déséquilibre de cette relation migratoire. Une liaison dangereuse, aux enjeux importants pour le développement des pays du Sud.
Maladroit avec les femmes (sauf quand il a bu). Accroc aux jeux vidéos. Infantilisé par sa famille. Mais brillant, brillant ! Rajesh Koothrappali est un astrophysicien surdoué, qui a émigré d’Inde pour travailler dans une prestigieuse université de Californie. Enfin presque. Car Rajesh est fictif : il est l’un des hilarants héros de la célèbre et excellente série The Big Bang Theory. Fictif mais pas sorti de nulle part.
En-dehors de ses névroses à fort potentiel comique, Rajesh est en effet un symbole de la recherche aux États-Unis : en 2007, 515 000 Indiens y résidaient dans le cadre d’une immigration scientifique ou technologique. Dans ce pays, trois quarts des ingénieurs et chercheurs en recherche et développement sont originaires de nations du Sud ! Venus aux USA pour travailler, ces migrants incarnent la fuite des cerveaux. Qu’on désigne aussi par l’expression brain drain, ce qui rend mieux compte de son aspect circulatoire..
Un impact différent pour le Nord et le Sud
A l’origine, l’expression « fuite des cerveaux » désignait l’exode des scientifiques britanniques vers les USA dans les années 60. Cinquante ans plus tard, la donne a changé. Enfin, pas tant que ça : le Royaume-Uni fait toujours partie des pays les plus touchés par le départ de travailleurs qualifiés, avec les Philippines et l’Inde. Plus d’un million de cerveaux exilés pour chacun d’eux. Mais ce podium est l’arbre qui cache la forêt. Si on raisonne en terme de taux et non plus de valeurs absolues, le constat est effarant dans des pays émergents plus petits. En Amérique centrale et aux Caraïbes, nombreux sont les pays dont la moitié des citoyens diplômés du supérieur résident et travaillent ailleurs.
L’exemple britannique prouve toutefois que la circulation de la matière grise dans le monde est loin de se faire uniquement dans le sens Nord-Sud. Le phénomène du brain drain est plus complexe que la caricature d’un Occident allant pomper dans les pays du Sud la main d’ œuvre pour ses missions technologiques et scientifiques. Au début des années 2000, la France fait certes partie des sept pays accueillant le plus de travailleurs qualifiés. Dans le même temps, elle s’inquiète de la fuite de ses meilleurs éléments vers les USA … Bref, les pays développés eux-mêmes connaissent les dommages de cette mobilité. Mais la problématique posée par ces départs et leur impact sur le pays d’origine n’est évidemment pas la même selon qu’il s’agisse d’une nation en développement, émergente ou industrialisée. A ce propos, les plus cyniques diront que les braconneurs se font aussi braconner. Le terme est fort mais banalisé par certains : face à ce phénomène, l’homme politique est tenté d’emprunter au champ sémantique du pillage ! A fortiori lorsque ce sont ses concitoyens qui sont attirés au-dehors des frontières. Ce qui est sûr, c’est qu’un scientifique ou un ingénieur qui migre, c’est un coût de formation qui est investi dans un pays autre.
En Amérique centrale et aux Caraïbes, nombreux sont les pays dont la moitié des citoyens diplômés du supérieur résident et travaillent ailleurs
Prenons l’exemple des collègues ingénieurs de Rajesh, venant d’Inde pour travailler eux aussi chez l’oncle Sam. Leur formation a coûté entre 15 000 et 20 000 dollars par tête. L’addition finale se monte à deux milliards de dollars, investis en perte par l’état Indien, selon le calcul fait en 2001 par les Nations Unies. Le capital perdu est aussi humain : un médecin formé en Afrique qui part vers l’Europe, ce sont des possibilités de soins en moins pour le continent Africain. Or, un quart de ces praticiens choisit de partir. Le besoin de médecins est pourtant grand en Afrique, qui compte 16% de la population terrestre, mais héberge seulement 3% des métiers de santé au niveau mondial.
Tirer parti du capital humain
La France a voulu montrer qu’elle incitait ses travailleurs qualifiés étrangers à regagner leur pays d’origine, à travers différents dispositifs d’accompagnement au retour. Pas une franche réussite à leur crédit
Le constat pour les pays en développement ou en transition semble au premier abord désespérant. Leurs citoyens les plus qualifiés émigrent vers des nations où ils auront de meilleures conditions de travail, mais privent leur terre d’origine de compétences bien utiles. Ce qui aboutit à une répartition bien inégale au niveau mondial. 90% des personnes dans le monde ayant une activité scientifique ou technologique travaillent dans des pays industrialisés. On peut certes arguer du fait que les pays en développement ou émergents auraient du mal à offrir les mêmes conditions de travail, les mêmes salaires, le même environnement intellectuel que leurs homologues du Nord. Du coup, ces pays ne peuvent se donner pour unique enjeu de garder leurs cerveaux (il existe toutefois des incitations en ce sens, comme le pratiquent certaines entreprises indiennes). Le but est plutôt de capter d’une façon ou d’une autre les bienfaits de leur expérience à l’étranger. Pour ce faire, les expatriés se voient offrir des possibilités de contribuer au développement de la terre où ils sont nés. Parfois même, c’est leur pays d’accueil qui le leur propose. La France a voulu montrer qu’elle incitait ses travailleurs qualifiés étrangers à regagner leur pays d’origine, à travers différents dispositifs d’accompagnement au retour. Pas une franche réussite à leur crédit : par exemple, entre 1977 et 1984, 53 000 Algériens revenaient par ce biais. La décennie suivante, ils n’étaient plus que 24 500.
D’autres politiques de ce type ont été menées en Europe, par des pays qui admettent aujourd’hui que cette façon de faire a « un impact très faible », et est même « obsolète », selon les mots d’Anne Bernard-Grouteau, auteur d’un ouvrage reconnu sur la fuite des cerveaux. Avoir de tels dispositifs a toutefois un avantage pour les pays industrialisés, d’ordre politique : cela permet de réfuter l’accusation de pillage. Inciter au retour est une solution portée les pays d’origine. Un quart seulement des cerveaux chinois sont revenus. Le pays du soleil levant tire tout de même parti de ceux-là, en les encourageant à rejoindre des structures de recherche, à créer des PME. Plusieurs pays suivent la Chine sur cette politique incitative. Dans la même idée, l’Inde a vu ces dernières années une forte croissance des entreprises de haute technologie créées par des scientifiques nantis d’une expérience internationale.
Et même les pays développés jouent la carte politique. En France, on trouve à ce titre le programme « Retour post-doc ». Des jeunes chercheurs de l’Hexagone expatriés, parmi les meilleurs, se voient ainsi allouer des fonds pour alimenter des projets d’envergure, et ont une grande marge de manœuvre pour les organiser. Pour faire revenir quelqu’un, il faut souvent mettre le prix, lui garantir des conditions de travail au moins équivalentes.
En Afrique, les retours sont plus faibles que partout ailleurs. On ne désespère pas de faire revenir les expatriés. Le programme RQAN, émanant de l’Organisation Internationale de la Migration essaie de réinsérer dans leur pays d’origine des cerveaux expatriés. Avec au final un résultat mitigé. Alors on parie sur d’autres tableaux, ceux de la coopération et des partenariats à grande échelle, initiés par les institutions internationales. L’Afrique peut par exemple compter sur les missions Tokten, initiées par le programme de développement des Nations Unies. L’objectif, faire participer des expatriés à des travaux propices au développement de leur pays d’origine. L’expérience met à profit leur expertise du territoire, et est l’occasion d’un retour temporaire.
L’équilibre, oui mais…
Ces initiatives compensent-elles la perte des départs massifs ? Pour les spécialistes de la fuite des cerveaux, plus spécifiquement les économistes, l’idéal serait d’évaluer la rapport gain/perte. Un défi qu’ils tentent continuellement de relever, tout d’abord en modélisant le système dans lequel s’organise cette mobilité mondiale de l’intelligence (parmi beaucoup d’autres, le travail de l’économiste nantais Robert F. Owen). Vient ensuite la difficulté : jauger le tout. Si les pays fortement touchés par l’expatriation arrivent à valoriser pour eux-mêmes le potentiel de leur diaspora, est-il possible que la fuite des cerveaux soit « un jeu à somme nulle », comme le pose Anne Bernard-Grouteau ? A priori, difficile de donner une réponse catégorique à l’échelle mondiale. C’est toutefois l’objet d’une étude, commentée par l’économiste Yannick Bourquin sur Rue89. Ce qu’on y apprend ? Dans les pays où une partie seulement des cerveaux s’expatrient, cette possibilité de départ incite d’autant plus à s’éduquer. Un capital humain qui grimpe, donc, mais qui restera en grande partie au pays. D’où la création d’un potentiel de développement au niveau local. Un second effet, rafraichissant : d’un point de vue mondial, cet aspect positif surplomberait son pendant négatif.
Oui, mais… A bien y regarder, les situations de chaque pays sont très différentes. Beaucoup d’entre eux sont perdants, à en voir l’évolution négative de la population de travailleurs qualifiés, comme dans les Caraïbes dont on a évoqué les difficultés. Sur 124 pays étudiés, 65 sont dans le négatif ! Quant aux gains des gagnants, ils sont faibles : ce taux dépasse rarement les 2%. Si l’effet positif domine, c’est grâce aux gros scores de l’Inde et de la Chine. Pour Frédéric Docquier, économiste parmi les auteurs de l’étude, « les effets positifs sont importants dans les pays à revenu intermédiaire et caractérisé par des taux d’émigration modérés ». Les deux mastodontes d’Asie font partie des chanceux : ils « ont vraisemblablement gagné davantage que ce qu’ils ont perdu via la fuite des cerveaux ».
Benjamin Mocaer
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