
FOCUS
Loin d’être muets
A la rencontre de la communauté sourde pour mieux comprendre et rompre avec les faux clichés
Ils s’appellent STEUM, APES 44, TAC ou AFILS. Engagés à Nantes et aux alentours pour se faire entendre. Le combat de la communauté sourde pour les droits de l’enseignement, la reconnaissance de leur langue et un peu plus de tolérance dans une société bruyante.
Une ambiance comme on la voit rarement sur la place du Commerce : là où d’habitude, la musique bien amplifiée résonne comme dans une arène, se réunit aujourd’hui l’association TAC (Tout Art et Culture) pour une chorale silencieuse. Tout autour, des grands sourires et des mouvements dans tous les sens. Des mains qui se lèvent au-dessus des têtes, les ballottant comme pour faire signe à quelqu’un qui est encore trop loin. Applaudir en langue des signes se fait sans le claquement étrange des paumes de main, mais avec énormément de cordialité.
En France, le nombre de personnes « souffrant d’un déficit auditif » est estimé à 4,09 millions de personnes [1]. Un chiffre vague et difficile à déterminer, explique Magali Leske, membre de l’association APES 44 (Association des Parents d’Enfants Sourds et Entendants), car il « représente un mélange de personnes nées sourdes et de personnes devenues sourdes avec l’âge. » Environ un quart des plus de 400 000 personnes nées sourd-profondes, soit 100 000 personnes, utilisent la langue des signes française (LSF) au quotidien.
Magali, maman d’un enfant sourd de 9 ans, s’est mise à apprendre la LSF pour communiquer avec son enfant. La formation, elle a dû la payer de sa propre poche. Tandis que la Maison Départementale des Personnes Handicapées (MDPH) remboursait 100 % des prothèses et l’orthophonie en France, ce n’était pas le cas pour les cours de langue des signes, regrette Magali. Soizick Pothin-Lucas, présidente de l’APES 44, elle-même sourde et maman de trois enfants sourds, critique ce fait de favoriser une méthode « oraliste » à une méthode « gestualiste » en soutenant financièrement des implants et prothèses, mais pas des cours de langue des signes. « Le milieu médical oublie trop souvent que la technologie n’est pas tout. Un sourd n’entendra et ne parlera jamais comme un entendant », dit-elle. Même en ayant recours à des appareils oculaires et la lecture labiale – qui n’est d’ailleurs pas une pure invention des vieux films d’espionnage, mais qui ne permet de capter qu’un minimum de l’information, à savoir environ 30 % - la seule manière de communiquer naturellement et sans efforts restait la langue des gestes.
Un combat pour l’égalité des chances et une scolarisation adaptée
Le taux d’illettrisme est considérablement haut parmi les sourds. Magali et Soizick citent le chiffre choquant de 80 %. [2]. Un fait qui n’est pas dû à un manque d’intelligence, voire un handicap mental, mais à un manque d’enseignement adapté. Les enfants sourds ne maîtrisent pas la langue de leur pays avec la même évidence que tous les autres, car l’apprentissage classique d’une langue commence tout d’abord par les sons. D’où la difficulté qu’amène Magali : « imaginons un Japonais qui débarque en France, avec une écriture complètement différente de la nôtre. Bouchons-lui les oreilles. Et puis, ce japonais doit apprendre le français. Ça semble impossible, non ? »
Magali, Soizick et les autres membres de l’association ont alors décidé de se battre pour une vraie reconnaissance de la langue des signes – considérée comme « une porte d’entrée à la citoyenneté » - au quotidien. Elles veulent élargir les droits de leurs enfants dans l’enseignement pour qu’ils aient un choix dans la vie. APES 44 s’engage notamment pour la mise en place de classes bilingues où l’enseignement se fait à la fois en langue des signes et en français écrit.
La loi n°2005-102 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées marque une étape importante pour la culture sourde. Cette loi reconnaît la langue des signes française comme langue à part entière et doit faciliter la scolarisation de jeunes sourds en leur laissant le choix entre un enseignement en langage parlé complété (LPC) ou un enseignement bilingue en LSF et en langue française écrite.
Magali, Soizick et les autres membres de l'association ont alors décidé de se battre pour une vraie reconnaissance de la langue des signes – considérée comme « une porte d'entrée à la citoyenneté » - au quotidien
Un choix uniquement sur le papier ? Une question à se poser, tenant compte du fait qu’il n’existe pas une seule classe bilingue pour les enfants sourds à Nantes jusqu’à aujourd’hui. « Quand on se bat pour atteindre une loi, ça donne du sens. Une fois que la loi est acquise, sans être mise en place, ça devient absurde. Alors ce n’est qu’une question de volonté » , décrit Magali.
Aujourd’hui, un enfant sourd est en général scolarisé soit au sein de l’institut public la Persagotière, qui représente un institut socio-médical, soit « en intégration » au sein de l’éducation nationale. Cette « intégration » comprend l’enseignement de l’enfant sourd, accompagné en partie par une personne auxiliaire de vie scolaire (AVS) pour assurer l’interprétariat en LSF, dans une classe d’enfants entendants. Alors que dans la théorie, l’intégration semble être une bonne alternative de scolarisation – en attendant les classes bilingues dont une première va peut-être se créer pour la rentrée 2012 dans une école maternelle à Bouguenais – sa réalisation en pratique s’avère beaucoup plus compliquée. D’une, parce que les Auxiliaire de Vie Scolaire maîtrisant la LSF n’existent pas à foison, d’autre part, parce que « l’intégration ne peut que marcher s’il y a au minimum deux ou trois enfants sourds dans la même classe, pour qu’il y ait un minimum d’échange », affirme Soizick Pothin-Lucas. Un appel aux parents d’enfants sourds qui n’osent pas intégrer leurs enfants dans l’éducation nationale, par peur de vivre une situation d’isolation.
A la rencontre de l’autre
Plus de 90 % des enfants sourds naissent dans des familles entendantes. Le dépistage précoce pour déterminer si un enfant est sourd ou entendant ne se fait que trois jours après la naissance. Beaucoup trop tôt, estime Stéphane Amossé, directeur du centre de formation.
STEUM à Nantes. « Il faut laisser le temps d’établir un lien maternel entre la maman et le bébé. Si une maman apprend au bout de trois jours que son enfant est sourd, elle ne va plus oser lui parler et penser qu’elle a un enfant handicapé. Le lien est cassé direct. » Il juge qu’un dépistage six mois après la naissance est largement suffisant. Stéphane est lui-même sourd de naissance. Son parcours professionnel est aussi impressionnant que rare : scolarisé à la Persagotière dès l’âge de trois ans, il obtient un CAP en comptabilité à Nantes, puis un bac pro à Angers, pour faire des études de gestion à Nantes. En suivant sa formation « plus ou moins » en LSF et en intégration avec un professeur spécialisé, il a connu des hauts et des bas, des moments difficiles pendant lesquels il était dur de ne pas se résigner.
C’est grâce à une formation en alternance qu’il découvre le monde du travail - et les difficultés qui sont liées à la communication avec les autres. « Il fallait presque toujours passer par l’écrit pour se faire comprendre. » Stéphane décide de prendre l’initiative et d’appliquer ce qu’il a appris pendant ses études pour créer une structure « qui forme et informe », STEUM.
Installé depuis 2004 à Nantes, STEUM veut changer le regard de la société sur la surdité. D’où le nom de la société, qui représente un jeu de mots : « Les gens aujourd’hui disent souvent sourds-muets en parlant des non-entendants. Mais les sourds peuvent parler ! » Stéphane retourne alors le mot « muets » pour donner un autre regard. « Muets » devient « Steum ». Le centre de formation propose des offres pour un public sourd et entendant, dont un parcours évolutif durant sept mois pour apprendre la LSF. « Au bout de sept mois de formation, on peut atteindre un bon niveau B2, ce qui permet de discuter un peu plus sérieusement en langue des signes. Si on veut progresser plus, il faut aller à la rencontre des sourds et connaître la culture sourde », explique Amossé.
Le patrimoine culturel sourd
Si les sourds étaient complètement intégrés jusqu’à la fin du XIX ème siècle – ils utilisaient la langue des signes au quotidien, exerçaient un métier qu’ils avaient appris comme les autres et ne vivaient pas à coté, mais avec les entendants. A partir de 1880, à la suite du « Congrès de Milan » lors duquel des médecins discutaient la question de l’éducation des sourds, ils étaient dès lors obligés de « parler » et scolarisés au sein d’écoles spécialisées pour être « soignés ». Les conséquences : les sourds n’ayant plus de repères, ils se retrouvaient perdus dans un monde de mots qu’ils n’entendaient pas. La situation en France ne devait changer qu’à partir des années 1970, lorsque la communauté sourde « s’est réveillée » (réveil sourd), en revendiquant une reconnaissance de la langue des signes et une réintégration dans la société.
Pourtant, la surdité n’est pas une maladie, ni un défaut que l’on peut ou que l’on doit réparer. « Nous sommes dans une situation de handicap, d’accord, mais nous sommes heureux - il y a des maladies qui nécessitent des soins, mais nous ça va », assure Stéphane. Dans les locaux de STEUM, l’histoire des sourds est fort présente. Elle est traitée dans le cadre des cours, mais aussi de façon plus subtile : chacune des quatre salles de formation rappelle le nom d’une personnalité qui a contribué à créer le patrimoine sourd. On y peut donc apprendre qu’un certain Ferdinand Berthier était le doyen des professeurs sourds à l’Institut de Paris et un défenseur de la langue des signes ou qu’Eugène Rubens-Alcais était un vrai moteur humain pour le développement du « sport silencieux ».
Facilitateur entre deux cultures et deux langues
Bien que la loi de 2005 doive bel et bien améliorer la situation des personnes en situation de handicap, il reste encore du boulot à faire, notamment par rapport à l’’accessibilité au niveau des administrations, comme le confirment Stéphane et Soizick. « Dans les mairies, les gens savent peut-être dire « bonjour » et « ça va » en langue de signes, mais ça s’arrête là. » Pour toute démarche administrative, il fallait par conséquent passer par l’écrit. « Pour moi ça, ce n’est pas l’accessibilité. L’accessibilité doit être à 100 % », réclame Stéphane.
Que faire alors dans certaines situations, où il semble indispensable de communiquer sans barrières ? Dans ces cas-là, les personnes sourdes peuvent faire appel à un interprète en langue des signes [3] qui assure la communication dans diverses situations de la vie quotidienne, s’il s’agit d’un rendez-vous au Pôle Emploi, chez le médecin, à la mairie ou encore à un mariage. La liste des interventions possibles n’est pas exhaustive. « Une vraie spécialisation par domaine n’existe malheureusement pas encore à cause du faible nombre d’interprètes », dit Elisabeth Révérend, interprète en langue de signes depuis six ans. « Nous sommes 300 interprètes en France pour environ 200 000 signeurs. » A Nantes, ils sont actuellement 6 contre 25 à Toulouse.
Parler en langue des signes, c’est « lire la culture du pays »
Des formations spécialisées pour professionnaliser la fonction d’interprète ont été crées il y a environ 30 ans. Pour être admis dans une des cinq écoles d’interprètes en France (dont deux à Paris, les autres à Rouen, Toulouse et Lille), il faut réussir un concours d’entrée. Les critères déterminants : être bilingue en langue française/langue des signes française, disposer d’une bonne culture générale et avoir des connaissances approfondies de la culture sourde.
Fausses vérités
« Cela doit être génial de connaître la langue des signes. Comme ça, on peut voyager sans barrières et parler avec des sourds du monde entier. » Stéphane Amossé doit décevoir les gens qui le croient. Même s’il existe une sorte de langue des signes internationale, chaque pays a sa propre langue des signes. Grâce au caractère imagé de la langue des signes, « on arrive quand même à se comprendre plus facilement, surtout si on connaît un peu la culture de l’autre pays », admet-il. Car d’après lui, parler en langue des signes, c’est « lire la culture du pays ».
Une deuxième fausse vérité concerne l’interprétariat. « Contrairement à l’interprétariat dit « normal », nous ne traduisons pas de mots ou de lettres, mais du sens » , explique Lucie Dhorne, interprète en langue de signes et représentante régionale de l’AFILS (Association française des interprètes et traducteurs en langue des signes). L’interprétariat en langue des signes est donc plus complexe que l’interprétariat entre deux langues parlées.
Texte : Nadja Altpeter
Photos : Patrice Molle
[1] Ce chiffre est communiqué par le ministère du travail, des relations sociales, de la famille, de la solidarité et de la ville dans son Plan 2010-2012 en faveur des personnes sourdes ou malentendantes. « On estime par ailleurs à 6,6 % de la population (soit 4,09 millions de personnes) le nombre de Français souffrant d’un déficit auditif, dont 88 % sont devenus sourds ou malentendants au cours de leur vie. Ce public est d’une grande diversité : 483 000 personnes sont atteintes de déficience auditive profonde ou sévère, 600 000 malentendants portent un appareil auditif et 80 000 pratiquent la langue des signes française (LSF). Un enfant sur 1 000 naît chaque année en France avec une déficience auditive, soit 700 enfants par an. »
[2] Chiffre selon le rapport sur les Droits des Sourds de Dominique Gillot, 1998. Depuis, le chiffre communiqué varie entre 60 et 80% selon différentes sources
[3] Pour trouver un interprète en LSF, prenez contact avec AFILS ou Acedoo Service
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