
DÉBAT QUARTIER
Vincent Goulet : « La responsabilité du journaliste relève de sa capacité à se dissocier, à prendre conscience de sa fonction anthropologique  »
Vincent Goulet, sociologue des médias et auteur de Médias et Classes populaires : les usages ordinaires des informations sera le contributeur éclairé du deuxième Atelier du Débat Démocratique Médias et quartiers : de l’image à l’imaginaire le 16 février à la Barakason. Pour Fragil, il revient sur son étude de la réception de l’information dans les quartiers. En immersion familiale et familière pendant trois années dans le quartier de Lormont (Gironde), Vincent Goulet constate que l’information avait une fonction anthropologique avant d’être un outil de communication.
Fragil : Dans votre livre Médias et classes populaires : les usages ordinaires des informations, les termes sont au pluriel. Il y a plusieurs médias, plusieurs publics, et donc plusieurs types de réception de l’information ?
Vincent Goulet : Ce qui m’a frappé lorsque je vivais dans le quartier populaire de Lormont (Gironde), c’est son extrême diversité. Que ce soit au niveau des situations sociales, des origines culturelles, du cycle de vie, chaque trajectoire des habitants est singulière, parfois heurtée, choisie ou non mais bien réelle. On ne peut pas faire de généralités comme c’est malheureusement souvent le cas ; et quand on fait une thèse, on se doit de souligner toutes ces différences. C’est ce qui me plaît aussi dans ma volonté de participer au débat. C’est une démarche à long terme, on n’est pas obligé de rester dans le politiquement correcte. Quant aux réceptions de l’information, j’ai été en effet confronté à plusieurs situations. Il y a ceux qui manifestent un désintérêt total, même pour l’information générale. Ils le disent clairement « ça ne m’intéresse pas » ou « je n’aime pas m’informer », et ils étaient justement intéressés de m’expliquer pourquoi. Il s’agit souvent d’un public très démuni ou alors c’est une histoire personnelle. J’ai fait la rencontre d’une jeune mère, qui refusait de s’informer par revanche ; petite, on lui imposait les infos à la télé et elle n’avait pas le droit de parler à table. C’était aussi par défi contre son conjoint qui passait son temps à regarder BFM TV. D’autres travaillent beaucoup pour subvenir à leur vie précaire, et considèrent que s’informer est un luxe, comme un bien culturel. A l’opposé, il y a des gens très bien informés, ceux que j’ai appelés, pour reprendre l’expression du sociologue américain Paul Félix Lazarsfeld [1], les « leaders d’opinion ». L’information pour eux est une ressource qui leur permet de tenir une conversation et d’avoir une influence locale. Ils lisent la PQR et regardent la télé, notamment les débats. Ils sont un peu les transmetteurs d’information quand celle-ci n’irrigue pas le quartier. Ce qui est intéressant est qu’ils sont très politisés, à gauche ou à l’extrême gauche. Le quartier où je me trouvais est de tradition socialiste, il est donc plus facile de parler de ses opinions politiques alors que le vote pour l’extrême droite qui représente environ 15 %, n’est pas assumé. Mais généralement, on ne parle pas trop de ses opinions dans les espaces publics.
Lorsque nous avons voulu interroger des personnes dans les différents quartiers nantais pour savoir comment elles s’informaient, celles-ci ne s’étendaient pas trop... L’espace public n’est donc pas un espace de prédilection pour la réception de l’information ?
L'information est un moyen de s'ajuster à son conjoint, transmettre des valeurs à ses enfants enfants
Dans les quartiers populaires, on fait de l’information un usage privé. Au sein de la famille, la circulation est intense. C’est un moyen de s’ajuster à son conjoint, transmettre des valeurs à ses enfants. La télé qui est le média le plus consommé dans les classes populaires est comme une scène au milieu du salon qui montre ce qu’il faut penser du monde. Dans la sphère du travail, les discussions médiatiques se font avec un caractère plus consensuel. Les médias animent beaucoup plus la vie privée que l’espace public. Ce qui rassemble les gens dans l’espace public, ce n’est pas l’actualité mais les problèmes, comme me l’a dit une jeune femme.
Comment reçoit-on l’information dans les quartiers populaires ? Le désintérêt total dont vous parlez, n’est-il pas dû aussi à un manque d’accès à l’information ? Y a-t-il une méfiance vis à vis des médias ?
La méfiance des médias ne se vérifie pas toujours. Ce qui est transmis dans les médias, n’est pas remis en cause par les habitants des quartiers populaires, du moins ceux que j’ai rencontrés. Généralement on adhère au magazine qu’on lit parce qu’on l’a acheté ou à l’émission que l’on regarde auquel cas, on peut zapper. La presse gratuite n’est pas lue car elle n’est pas distribuée dans le quartier. C’est le JT du soir à la télé qui est un rendez-vous familial important, pas forcément pour l’actualité brute mais parce qu’il permet d’avoir des discussions sur ses pratiques et sa morale. Les débats type C dans l’air sont suivis avec attention car ils rendent accessibles des préoccupations socio-économiques du monde. Les hommes regardent également beaucoup les chaînes d’informations en continu, écoutent France Info, RTL, RMC.
Vous accordez d’ailleurs tout un chapitre dans votre livre à l’émission des Grandes Gueules sur RMC dans le rapport populaire au politique. Cette émission a beaucoup de succès dans les classes populaires alors qu’elle est clairement orientée politiquement...
Contrairement à ce que l’on peut penser, il y a une tolérance plus qu’ailleurs dans les milieux populaires. Les personnes partent du principe qu’elles ne savent pas tout, qu’elles peuvent changer d’avis alors de fait, sont plus ouvertes. Même si elles ont une attitude passive, qu’elles n’appellent pas pour poser des questions, participer au débat, le fait que quelqu’un puisse le faire, leur garantit déjà leur liberté d’expression. Aussi, l’autre est jugé d’abord en tant qu’être humain. Sophie de Menthon par exemple, chroniqueuse des Grandes Gueules, qui est une libérale confirmée, est humainement appréciée.
La consommation médiatique dans les classes populaires permet d’abord à l’individu de se situer dans le monde social...Le rôle du média qui forge l’esprit citoyen est-il utopique ?
Les médias qui éclairent l’opinion publique, donnent des idées pour agir, n’est pas, dans la réalité une priorité pour les citoyens « ordinaires ». Fréquenter les médias, c’est entrer dans une économie de biens symboliques, c’est permettre à l’individu de se situer par rapport aux autres. Ce n’est pas le média qui doit changer mais le producteur de l’information engoncé dans sa vision. A mon sens, il faudrait d’abord qu’il comprenne les usages réels dont les classes populaires font de l’information et produire des discours plus ajustés.
Vous pensez donc que c’est aux médias d’ajuster l’information en fonction des attentes du public ? Un habitant interrogé sur sa consommation médiatique, nous disait « je ne lis pas les journaux car ce n’est pas ce qu’on attend »... Quelle est la responsabilité du journaliste ?
Le journaliste ne doit pas dire, écrire ce que les gens attendent
C’est un rapport dialectique. Le journaliste ne doit pas dire, écrire ce que les gens attendent. Il doit se mettre à la place de son interlocuteur, trouver des ressorts, des points d’appui, qui résonnent dans sa conscience, s’il veut faire évoluer les consciences. L’information est appréhendée à travers trois « schèmes ». La position dans la hiérarchie sociale comme nous l’évoquions, la transmission de valeurs à ses enfants et donc un désir d’ascension sociale à travers eux, et la gestion de son angoisse devant l’existence précaire. Les médias sont vecteurs de cette catharsis. Les faits divers notamment renvoient à la précarité des habitants des quartiers populaires qui les appréhendent comme un espoir pour s’en sortir. En mettant en forme les problèmes sociaux, les médias touchent à l’intime et implicitement ajustent le contenu aux attentes du public. La responsabilité du journaliste relève de sa capacité à se dissocier, de prendre conscience de sa fonction anthropologique. Il doit savoir que ce qu’il produit va être remodelé, réinterprété par la société, qu’il ne peut pas tout contrôler. Sachant cela, il doit alimenter son discours par des éléments permettant la digestion de l’information et non l’amorce de conflits. Les politiques excellent dans leur manière de tout simplifier, de justifier un problème par l’effet et non la cause. Le journaliste, lui doit dévier, relier son information à des problématiques plus larges comme les relations de classe, la gestion de l’environnement, la gestion humaine dans les quartiers et non tout réduire à un problème de couleur, d’immigration...
En parlant d’immigration, les immigrés reçoivent une double information, celle de leur pays d’origine et de leur pays d’accueil... Appréhendent-ils l’information de la même manière ?
Le travail de Tristan Mattelart [2] à ce sujet est très intéressant. Il distingue deux publics au sein d’une même famille : l’immigré qui a quitté son pays d’origine pour s’installer en France et l’enfant d’immigré qui a toujours vécu en France. Le premier reçoit les informations de son pays d’origine pour retrouver ses racines, se reconnecter à sa culture alors que l’autre subit ces informations. L’adulte qui a cette double consommation médiatique assume sa double « appartenance ». Il y en a d’autres qui envisagent un retour dans leur pays d’origine. Ils parlent moins le français donc s’intéressent moins aux médias français. Pour l’enfant, bien que cette richesse puisse devenir encombrante, elle fait partie de sa socialisation. J’ai connu le cas d’un enfant qui regardait les programmes français et lorsque sa mère rentrait, elle changeait de chaîne pour mettre des séries turques. L’enfant s’adaptait. On voit là encore que la réception du média est une question de hiérarchie, la télé centrale devient un objet de lutte au sein même d’une famille.
D’un côté, les médias créent une cohésion puisqu’ils réunissent des personnes et leur permettent de communiquer sur tel ou tel thème. Mais d’un autre côté, ils limitent cette cohésion en créant des rapports de force où chacun zappe comme il entend en ignorant l’autre... Que dire de la cohésion sociale face à la multiplication des flux de l’information ?
Même s'il y a une transformation du système médiatique, celle-ci ne va pas changer la manière de vivre des gens « ordinaires »
Il y a de plus en plus de canaux d’information mais que cherchent-ils ? Le scoop et l’imposition de cadrage de perception la plus générale possible. Bourdieu parle d’une « circulation circulaire de l’information » qui tend vers le commun et crée une cohésion sociale mais superficielle. A contrario, l’information se spécialise dans des domaines, est de plus en plus pointue ce qui crée une multitude de réceptions qui renforce la cohésion, mais par petits groupes. Comme ces informations n’ont pas de vocation pour un public commun, il n’y a pas de cohésion générale. La fonction globale de la production de l’information est la même et le temps pour s’informer n’est pas extensible donc même s’il y a une transformation du système médiatique, celle-ci ne va pas changer la manière de vivre des gens « ordinaires ». Ils continueront à lire les grands médias, regarder TF1 et n’iront pas consulter les sites indépendants.
Propos recueillis par Pauline Vermeulen
Crédit Photo : D. Poveda
[1] Psychologue, sociologue et mathématicien américain d’origine autrichienne, particulièrement reconnu pour l’importance de ses travaux sur les effets des médias sur la société.
[2] Professeur en Communication internationale à l’Université Paris 8. Ses recherches portent sur les enjeux politiques, sociaux, économiques et culturels de l’internationalisation des médias, les médias et les migrations.
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