
DEBAT CULTURE
De la diversité pour la cité
Rencontre avec Patrick Gyger, directeur du Lieu Unique
Original, atypique, singulier, le Lieu Unique, centre d’art situé en bordure du canal Saint-Félix, à la place de l’ancienne biscuiterie nantaise LU, n’a pas fini de surprendre. Bar, restaurant, librairie, hammam, boutique, salle d’exposition, de spectacle, de concert... cet endroit « unique  » est en fait constitué d’une multiplicité d’espaces, couve une variété de projets artistiques et s’affirme comme un lieu de passage incontournable à Nantes. Mais en est-il pour autant un lieu de brassage ? Aux rênes depuis près d’un an maintenant, Patrick Gyger nous éclaire.
C’est fort d’un projet qui mêle réalité et imaginaire que Patrick Gyger prend, en janvier 2011, la tête du Lieu Unique, centre d’art fondé et jusque-là dirigé par Jean Blaise, le célèbre créateur du Festival des Allumées et de l’évènement Estuaire. En tant que successeur, il est investi d’une mission : veiller à ce que cet espace reste un lieu de vie agréable à fréquenter et maintenir un accès libre aux pratiques artistiques les plus contemporaines.
Rien de mieux a priori pour une démocratisation de la culture ! Lieu de croisement de propositions, le L.U. attire une pluralité de publics. Alors que certains assistent aux créations dramaturgiques, d’autres profitent des soirées club ou d’un ballet de Platel [1] ou Buffard [2] . À plusieurs types de public, plusieurs niveaux de complexité. Le nouveau directeur ne s’en cache pas, "certaines propositions sont plus difficiles" et il est nécessaire d’accompagner les gens vers ces propositions plus expérimentales. Le tout est qu’une grande partie des compositions reste facile d’accès. "On sait que malgré tout, on ne touche qu’une portion congrue de la population et plus on va vers des propositions difficiles, plus on restreint à un public averti".
L’expérience de l’art
il reste du chemin avant de faire venir les gens qui ont profité de la soirée club au théâtre et vice versa !
Avec Estuaire et maintenant Le Voyage à Nantes, Jean Blaise a toujours œuvré pour "faire sortir l’art des centres de culture, pour l’imposer en quelque sorte au vu et au su de tous". Au Lieu Unique, si la première barrière est facilement franchie – entrer et prendre un verre au bar, manger au restaurant, acheter un souvenir, se relaxer au hammam, et par le même coup assister à un concert, à une expo, à un débat – il reste du chemin avant de faire venir les gens qui ont profité de la soirée club au théâtre et vice versa ! Pour y pallier, Patrick Gyger veut développer la relation au public, la médiation, l’action culturelle, ce pour quoi finalement on est un peu en retard en France par rapport aux pays anglo-saxons. L’idée est de construire des outils spécifiques pour amener le public ou bien vers des propositions construites pour lui (qui le confortent dans ses pratiques), ou bien vers des propositions un peu plus complexes. À grand renfort de dossiers pédagogiques, on prend alors le public par la main. "Il y a toujours cette crainte de tomber dans le “sociocul”, mais je crois qu’il faut aller au-delà de ça" confie le directeur.
Dans cette veine, la politique tarifaire générale du L.U. se veut favorable aux moins privilégiés : pour les étudiants, demandeurs d’emploi, bénéficiaires du RSA, intermittents, c’est 38€ les 5 spectacles soit 7€60 chacun parmi lesquels on compte en ce dernier trimestre 2011 le concert de Patti Smith. "Peu de lieux proposent ce genre de choses" assure le directeur tout en admettant que s’il peut se le permettre c’est parce que le L.U. bénéficie d’un véritable soutien financier de la part de la Ville de Nantes, de la Région et de l’État. Car ce qu’il faut savoir, c’est que lorsque le public va au spectacle, lorsqu’il achète un billet 8€ ou 18€, il ne paye qu’une fraction de ce que cela coûte véritablement par personne.
Œuvrer en faveur des citoyens
exOn travaille quand même pour le public, à l’amener vers des formes artistiques qui nous semblent les plus pertinentes esthétiquement, mais aussi, éthiquementex
Le Lieu Unique c’est donc 80% de subventions dont 60% de la Ville de Nantes, 20% de l’État et un soutien de la Région moins conséquent mais essentiel. On peut alors se demander, puisque l’autofinancement est minime, si l’autonomie du directeur est amoindrie et dans quelle mesure son contrat d’objectifs avec les subventionnaires influe sur la programmation. Selon Patrick Gyger, le directeur est choisi pour son projet artistique, à partir de ce moment-là, il n’y a pas de contrainte au niveau du contenu. Les objectifs portent surtout sur la gestion du lieu, par exemple, le taux de remplissage, le nombre d’abonnés, le nombre de places offertes dans l’année... "La ville ou l’État, en tant que subventionnaires principaux, ne viennent pas me dire qu’il faut traiter de tel sujet ou qu’il faut montrer tel spectacle". Émancipé, le L.U. est ainsi libre de donner à voir des formes artistiques exigeantes et singulières, au risque, peut-être, de perdre les nantais qui finalement participent grandement au financement. "Pour nous, la difficulté, c’est qu’on a souvent tendance à aller vers des choses qui nous intéressent. Mais il ne faut pas oublier pour qui on travaille. Au bout d’un moment si le public n’adhère pas aux propositions, on se dit qu’il y a un problème, que ça ne l’intéresse pas ou que c’est trop pointu". Conscient que c’est la population locale qui paie, et majoritairement des gens qui ne viennent pas, le directeur met au cœur de ses préoccupations la diversité de la programmation (pour que chacun puisse venir et trouver quelque chose qui l’intéresse), la communication (pour que tous aient l’information) ainsi que la politique tarifaire (pour qu’au moins une partie des projets soit accessible). "On travaille quand même pour le public, à l’amener vers des formes artistiques qui nous semblent les plus pertinentes esthétiquement, mais aussi, éthiquement, qui décrivent le monde dans lequel on est, qui fassent rêver aussi, qui nous permettent de penser le monde autrement, et finalement auxquelles il n’aurait peut-être pas accès sans nous". Le Lieu Unique s’affirme somme toute comme une place privilégiée pour unir l’art et la cité.
Débat culture 2012 : 3 questions à Patrick Gyger
Fragil : "Les hommes sont comme les plantes qui ne croissent jamais heureusement, si elles ne sont bien cultivées, chez les peuples misérables, l’espèce perd et même quelquefois dégénère" (Montesquieu, Lettres persanes). Selon vous que faut-il faire aujourd’hui pour être « bien cultivé » ?
Patrick Gyger : Il y a un vrai questionnement au niveau de la définition de la culture. Il ne faut pas confondre les pratiques artistiques et la culture. La culture, c’est un environnement qui comprend une partie des activités humaines, c’est très large. Même les gens qui estiment ne pas être cultivés ont accès à une certaine forme de culture. La vraie question est quelle forme de culture on veut promouvoir. Puisque quelque part tout est culture : les jeux télévisés abrutissants pour certains sont une culture intéressante pour d’autres. Je crois que le rôle des institutions culturelles soutenues par les finances publiques (comme le Lieu Unique, Le Grand T, le T.U., Stéréolux, etc.) est de créer une grille de lecture pour les pratiques culturelles et artistiques, de fournir un choix et d’amener le public vers ce choix, ce projet en lien avec la personnalité du directeur, avec le financement obtenu et avec la politique culturelle générale de la ville, de la métropole, de la région et du pays dans lequel on est.
À partir de là, selon vous, quels sont les principaux lieux culturels à Nantes ?
Tout dépend de la forme de culture que vous voulez avoir. Aujourd’hui, on peut imaginer qu’avoir accès à internet suffit à avoir accès à une culture très vaste. De même, si vous fréquentez exclusivement les théâtres, mais que vous n’avez pas accès à internet, peut-être qu’il y a toute une partie de la culture musicale, aux mèmes [3] (intérêts des gens de 15-20 ans), auxquels vous n’avez pas accès. Il n’y a pas un seul lieu qui est garant de la Culture (avec un grand C). Les centres culturels comme le Lieu Unique se doivent d’être des lieux de croisement des pratiques culturelles et des lieux de décryptage aussi. Ce n’est pas véritablement l’accès à la culture qui est compliqué, c’est comment choisir. Il faut aussi que l’accès soit facilité au niveau financier, qu’il y ait une vraie politique, qui n’est pas seulement celle des lieux, mais aussi celle des villes et du pays. C’est parce que depuis 50 ans, il y a une véritable politique culturelle forte en France avec des subventions importantes pour les lieux de diffusion par exemple, mais aussi pour la création, la production, que le public vient. On sait bien que dans les pays où il y a moins d’activités artistiques proposées au public, les gens se déplacent moins pour les voir quand il y en a. Quelque part on est dans un système où l’offre créée la demande.
À l’horizon 2030, quelle sera la place du Lieu Unique dans la vie culturelle nantaise ? Quelles seront ses relations avec les autres structures ?
Il y a un vrai questionnement à avoir pour nous, les Fabriques, le Grand T, le T.U. et les autres lieux alternatifs : comment travailler ensemble ? En tous cas, on ne peut pas faire cavalier seul. Le Lieu Unique n’est pas une tour d’ivoire, on doit travailler main dans la main, faire ce que j’appelle de la “coopétition” : travailler ensemble tout en se distinguant, en gardant sa propre saveur spécifique. Ce qui ne peut se faire que dans une atmosphère de dialogue. C’est ce qu’on fait maintenant avec l’ARC à Rezé, le Pannonica, le Grand T, le T.U., Scopitone... Il n’y a plus assez d’argent et on est trop nombreux pour que chacun aille dans sa propre direction en faisant fi de tous les autres partenaires potentiels. En 2030, le Lieu Unique aura 30 ans, il sera sorti de l’adolescence et j’espère qu’il ne se sera pas assagi avec l’âge adulte. On peut espérer qu’une partie d’entre nous ne sera plus là, que des jeunes auront pris notre place, pour que cela reste un lieu d’innovation. Ayant beaucoup travaillé dans le domaine de la science-fiction, j’ai tendance à ne pas faire de prospective parce que je sais que ce qu’on imagine pour le futur est rarement ce qui arrive. J’espère qu’en 2030, nous serons toujours un maillon fort de la vie culturelle nantaise. Ce qui fait la force du Lieu Unique, c’est sont emplacement, c’est cette rénovation réussie. Le lieu vieillit, mais il vieillit bien, il a une patine qui est vraiment intéressante, il ne se démode pas esthétiquement, il a un caractère très particulier qui nous assure, peut-être, une certaine pérennité.
Propos recueillis par Julianne Coignard.
Crédits photo : Aurélie Crouan.
[1] Alain Platel est le chorégraphe et metteur en scène fondateur des Ballets C de la B.
[2] Alain Buffard est un danseur et chorégraphe.
[3] Un mème internet est un élément, un phénomène, repris et décliné en masse sur internet.
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