
La quête de l’autre, jusqu’à la mort
Soirée Bartok à Angers Nantes Opéra
Angers Nantes Opéra a placé son début de saison 2011-2012 sous le signe de Bela Bartok. Ainsi, on a pu revoir le saisissant diptyque constitué du Mandarin Merveilleux et du Château de Barbe Bleue, qui avait été créé en 2007. Lors d’une soirée Béjart donnée par le ballet de l’opéra national du Rhin le lendemain, l’une des chorégraphies, sur une sonate de Bartok, était l’adaptation de Huis-Clos de Jean-Paul Sartre. La reprise d’un spectacle n’est-elle pas, elle-même, une réécriture ?
Les spectateurs nantais et angevins ont assisté à un hommage, d’une rare intensité, au compositeur hongrois Bela Bartok. Ceux qui n’avaient pas vu le diptyque en 2007, ont ainsi eu une seconde chance, pour vibrer à la représentation de deux êtres aux consciences fissurées, au bord du gouffre, incarnés avec une bouleversante humanité. La musique tourbillonnante de Bartok sculpte ces mondes intérieurs, et en révèle la profondeur, en de troublants accords. Cet hommage se déclinait en une chorégraphie intimiste, au cours de la soirée Béjart, sur la sonate à trois. Les corps dessinaient, en de fascinantes arabesques, le repli sur soi et l’exclusion, pour illustrer la formule de Sartre « L’enfer, c’est les autres ». Chacune de ces œuvres était une variation sur cet enfer, que tout être porte en soi.
Enfermements
C'est une métaphore de la rencontre amoureuse , du mystère que chacun masque, et de tout ce que l'on voudrait savoir et posséder de l'autre
La vision du Château de Barbe Bleue selon Patrice Caurier et Moshe Leiser est un corps à corps halluciné qui perturbe et émeut. Dans le livret de cet opéra, Judith, extrêmement troublée par Barbe Bleue, le suit dans son château et entreprend d’ouvrir chacune des portes qui révèle un aspect de la personnalité de celui qui l’attire tellement. C’est une métaphore de la rencontre amoureuse , du mystère que chacun masque, et de tout ce que l’on voudrait savoir et posséder de l’autre. La musique, dirigée avec d’infinies nuances par Daniel Kawka, dit le trouble et la part d’ombre, elle exprime l’indicible et l’ineffable. L’interprétation, par Gidon Saks et Jeanne-Michèle Charbonnet, tous deux incandescents, appartient à ces émotions d’opéra dont on ne sort pas indemne.
Le mandarin merveilleux, dans l’envoûtante chorégraphie de Lucinda Childs, est aussi une représentation de la quête de l’autre, mais dans un désir sublimé, qui va jusqu’au sacrifice et à la mort. Caurier et Leiser ont transposé l’action de l’opéra de Bartok dans une chambre d’hôtel. Cette chambre, de laquelle Judith ne sortira pas, rappelle les espaces claustrophobiques, que les deux metteurs en scène ont inventés, pour d’autres spectacles présentés à Angers Nantes Opéra. Ainsi, la décision de l’infanticide, dans Jenufa de Janacek, en 2007, avait pour cadre un intérieur suffocant et bas de plafond, tandis que dans la Tosca de 2008, Tosca et Scarpia, au deuxième acte, étaient enfermés dans un bureau aux couleurs glacées pour une relation paroxystique, de bourreau à victime, dictée par une soif de pouvoir sans limites, dans l’accomplissement d’un désir mortifère. Le lien entre Judith et Barbe Bleue trouve sa résolution dans la mort, par le meurtre de celle qui désirait tant savoir. Les interprètes donnent aux spectateurs l’illusion d’être voyeurs, aux portes d’une région que n’atteignent pas les mots, à la croisée de deux vertigineuses errances intérieures.
Château métaphorique et mondes intérieurs en ruines
Lorsque l'on revoit un opéra d'une telle intensité, c'est comme lorsque l'on relit un livre
L’imposant Gidon Saks semble porter sur les épaules tout le poids du château, à moins qu’il n’en soit l’incarnation. Il parvient, par son chant caverneux et un jeu complètement habité, à rendre sensibles les vacillements et les fractures, la poignante solitude de cet être à la dérive et qui échappe à tous ceux qui veulent l’approcher. On songe à cette phrase en exergue de Mort à Venise de Luchino Visconti : « Qui a contemplé la beauté est prédestiné à la mort ». Ce en quoi il rejoint, mais de manière inversée, la figure du mandarin merveilleux. Jeanne-Michèle Charbonnet lui répond par un investissement total, et un chant capable de tous les excès. Elle est à la fois lumineuse et tourmentée, dans le lyrisme exacerbé de celle qui veut espérer jusqu’au bout. L’un des moments les plus perturbants du spectacle est celui où Barbe Bleue regarde des photos de Judith, comme si elle avait déjà rejoint la sphère des êtres du passé. Elle lui rappelle, implorante, qu’elle est toujours là, alors que pour lui, elle semble déjà entrée dans le monde des morts. Il passe à ce moment un frisson glacé dans l’assistance, comme si cette image évoquait les deuils et les pertes de chacun, et toutes les intermittences du cœur. C’est une œuvre qui résonne très intimement, et sa réalisation atteint le sublime. Elle vient ébranler l’édifice intérieur de chaque spectateur. Il s’agit ici de la reprise d’un spectacle de 2007. Lorsque l’on revoit un opéra d’une telle intensité, c’est comme lorsque l’on relit un livre, il nous surprend à un autre moment de notre vie, où nous ne sommes pas exactement les mêmes . Il trouve de nouveaux échos et chaque spectateur apporte, par son histoire, un nouvel éclairage et une lecture singulière. Tout ce que notre regard confère à une œuvre, c’est ce que Umberto Ecco appelle « la coopération interprétative ». Cette soirée Bartok est une page importante et bouleversante dans l’histoire d’Angers Nantes Opéra, nous avons ressenti une vive émotion à la lire une nouvelle fois.
Christophe Gervot
Bloc-Notes
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