Chronique Opéra
Des « Dialogues des carmélites  » à « Elektra  » : Palimpsestes niçois 1/2
De Gertrude Von Le Fort à Francis Poulenc, en passant par Bernanos : la foi mise à l’épreuve
La saison qui s’achève à l’opéra de Nice a permis de confronter des œuvres qui s’inspirent de textes littéraires, en de fascinantes réécritures. Des « Dialogues des carmélites  » à « Electre  », les mises en scène proposées ont apporté un éclairage neuf et une lecture d’une grande richesse à chacune d’elles. Quand les regards se superposent… Lire l’épisode 2 consacré à Electre
L’opéra de Nice a créé l’événement en choisissant de monter les « Dialogues des carmélites » de Francis Poulenc dans la vision de Robert Carsen, en octobre 2010. C’était la première représentation française pour ce spectacle créé à Amsterdam en 2001 et beaucoup repris ensuite. En 2004, il était monté à la Scala de Milan, le lieu de sa création mondiale en italien, en 1957, mais, cette fois-ci, en français, sa langue originale.
Troublantes surimpressions
La genèse de ces « Dialogues » est une série de réécritures, où se mêlent fiction et réalité. L’épisode fondateur est l’exécution de 18 carmélites à Compiègne, en juillet 1794. Lorsque Gertrude Von le Fort s’empare de cet épisode de la révolution française pour en faire la matière d’une nouvelle en 1931, nous sommes à Berlin, en pleine montée du nazisme. Elle était alors liée à Edith Stein, philosophe d’origine juive, convertie au catholicisme et entrée au carmel. A ce jeu troublant de surimpressions s’ajoute l’identification de l’auteure au personnage central de ces « Dialogues ». Blanche de La Force est, en effet, une traduction française de son nom. Georges Bernanos adapte ce texte en 1948 pour un scénario de cinéma qui devient une pièce de théâtre. C’est cette pièce que Francis Poulenc transforme en opéra en 1957, un opéra qui, à travers les dialogues et les confidences des religieuses, leurs doutes, leurs peurs et leurs espoirs, raconte leur bouleversant cheminement vers la mort.
Des êtres en danger
A la fin de la réplique, la prieure n’est plus de ce monde, une étrange sensation face à un moment où tout bascule, en une toute petite phrase.
La mise en scène de Robert Carsen, présentée à Nice, est épurée et essentielle, chargée de sens et d’une beauté absolue. Les éclairages créent une atmosphère intime qui enveloppe, de manière émouvante, les conversations de religieuses traquées et mises à mal dans leur foi. La direction d’acteurs est fascinante et nous rend témoins de paroles qui semblent des émois secrets, presque clandestins, jetés dans la nuit du théâtre. La mort de la première prieure est un moment d’une beauté insoutenable. Atteinte d’un mal incurable, elle laisse éclater, pendant son agonie et durant ces instants de terreur, toute sa haine de l’humaine condition, par des propos blasphématoires, dans une scène de doute d’une grande violence. Sylvie Brunet est totalement habitée par ce personnage de carmélite qui ne croit plus, au seuil de la mort. Sa voix riche et caverneuse explore les régions des séismes de l’âme, où les certitudes les plus ferventes vacillent. Blanche, à son chevet, constate l’extinction de cette religieuse par une nuance sémantique désespérément belle, dans un bouleversant murmure : « La révérende mère désire… La révérende mère désirait…La révérende mère aurait désiré… », quand la mort se dit par d’infimes variations de la conjugaison. A la fin de la réplique, la prieure n’est plus de ce monde, une étrange sensation face à un moment où tout bascule, en une toute petite phrase.
L’opéra s’achève par l’exécution sur l’échafaud des carmélites, les têtes tombent une à une et les voix s’éteignent.
Le chant comme réécriture
Blanche de la Force est incarnée par Karen Vourc’h, avec beaucoup d’émotion et comme en état de grâce. Elle était une Mélisande venant d’ailleurs, et d’une profonde poésie à l’Opéra de Metz en 2008. Elle exprime ici toute l’humanité d’un être pétri de contradictions, dont la trajectoire mêle la peur, l’appel du couvent, le doute et l’ultime courage qui s’exprime dans une mort rédemptrice sur l’échafaud. Karen Vourc’h dresse un portrait fascinant de ce personnage complexe et torturé, par un chant intense, aux nuances infinies, et un jeu fervent. June Anderson, « Traviata » et « Norma » d’exception dans le monde entier, interprète belcantiste remarquable, apporte des aigus aériens et un timbre lumineux au chant de Madame Lidoine, la seconde prieure. Son incarnation de la carmélite fait partie de ces transports d’opéras qui attirent les larmes, et marquent durablement. Sophie Koch, l’une des figures marquantes de la « Tétralogie » de l’opéra Bastille est une Mère Marie pleine d’autorité. Elle sculpte les mots de la religieuse avec une diction exceptionnelle, qui met en valeur toute la poésie du texte.
L’un des autres bonheurs de cette représentation est Frédéric Antoun, fougueux chevalier de la force, le frère de Blanche. Il avait été une révélation pour Angers Nantes Opera en Ferrando dans le très beau « Cosi fan Tutte » mis en scène par Pierre Constant en 2008. Il offre ici un chant plein d’aisance, extrêmement riche et virtuose, qui donne très envie de l’entendre souvent dans des rôles de ténor belcantiste, chez Rossini et Donizetti, qu’il aborde déjà. Lors de la confrontation avec Blanche, au couvent, alors qu’ils sont séparés par une rangée de religieuses, on lui doit des instants d’un lyrisme poignant, où le frère et la sœur se rejoignent dans leur fragilité. Tous les solistes sont à citer car ce sont eux, avant tout, qui réécrivent les œuvres en y apportant tout ce qu’ils sont.
L’opéra s’achève par l’exécution sur l’échafaud des carmélites, les têtes tombent une à une et les voix s’éteignent, dans un chant en latin. Pas de réalisme ici mais une très belle danse de mort, où toutes ces femmes, interchangeables dans leurs tenues de martyres et avec leurs cheveux courts, s’effondrent successivement. Robert Carsen, à qui l’on doit des spectacles d’opéra exceptionnels à travers le monde, a offert ici un spectacle d’une grande vérité qui, grâce à la direction inspirée de Michel Plasson et à l’engagement des artistes, atteint très loin, au fond de l’âme.
Christophe Gervot
Photos : ©D.Jaussein
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