FOCUS
«  Otello  » de Verdi au Deutsche Oper de Berlin : des innocences persécutées
Berlin possède trois salles d’opéra. Kirsten Harms, qui signe sa dernière saison à la tête du Deutsche Oper, l’une des trois salles de la ville, a le souci d’offrir des mises en scène inventives et novatrices. Otello, dans la vision d’Andreas Kriegenburg, se déroule dans la cale d’un vaisseau, où s’entassent des réfugiés d’aujourd’hui. L’étranger n’est pas celui que l’on croit.
L’opéra à Berlin : un art en mouvement
Berlin est une ville très riche sur le plan de l’opéra. Elle dispose de trois salles. L’une d’elles, le Deutsche Oper, est située à l’ouest de la ville. Les deux autres sont à l’est : le Staatsoper unter den Linden donne sur la célèbre rue du même nom, qui part de la porte de Brandebourg et rappelle nos Champs Elysées. Le Komische Oper, à proximité, représente les opéras en langue allemande. Il en résulte une ville foisonnante au niveau du nombre de représentations. Le 26 février, on pouvait voir Otello de Verdi, au Deutsche Oper, La Traviata au Staatsoper et la très belle Rusalka, de Dvorak, au Komische Oper. Le spectateur a le choix entre plusieurs spectacles, plusieurs opéras chaque soir.
L’avant-dernier opéra de Verdi trouve de perturbants échos avec notre monde moderne et donne tout son sens à la notion de spectacle vivant
Le point commun entre ces trois institutions reste le souci de proposer des mises en scène novatrices et d’une puissante modernité. Dans les années 1980 déjà, Ruth Berghaus, aujourd’hui disparue, interrogeait les œuvres par des visions radicales et décapantes, au Staatsoper et au Komische Oper. Kirsten Harms est intendante du Deutsche Oper depuis 2004. Elle quittera ces fonctions durant l’été 2011. Sa direction a été marquée par des propositions audacieuses et polémiques. Elle a même dû déprogrammer, en 2006, sous la pression de menaces, la mise en scène d’Idomeneo de Mozart, par Hans Neuenfels, qui montrait une tête de Mahomet décapitée. Ce qui ne l’a pas empêché de continuer à questionner notre monde, à travers le prisme de l’opéra et de sa dramaturgie, en offrant des propositions d’une grande force. Elle a su également élargir le répertoire. Ainsi, cette saison, elle signe elle-même la mise en scène d’une œuvre, trop peu représentée, de Richard Strauss, Die Liebe der Danae et reprend une partition de 1915 qui n’avait jamais été jouée en Allemagne, Marie Victoire de Respighi. Elle a porté ses efforts sur la résurrection d’ouvrages injustement tombés dans l’oubli, parmi lesquels Oberst Chabert de Wolfgang von Waltershausen, un opéra de 1912, d’après le roman de Balzac, qui avait été interdit par le régime nazi. Au mois de mars 2011, on a pu voir, en alternance, une nouvelle production de Tristan et Isolde et la reprise d’Ariane à Naxos de Richard Strauss, vu par Robert Carsen. Au cœur de cette programmation particulièrement exaltante, nous avons assisté à une représentation d’Otello, l’avant-dernier opéra de Verdi qui, dans cette mise en scène, trouve de perturbants échos avec notre monde moderne et donne tout son sens à la notion de spectacle vivant.
Des drames d’adultes, sous le regard d’enfants
La violence et le drame de la jalousie ne sont pas l’émanation de sa culture, ou de sa couleur de peau, comme le suggère Shakespeare, puis Verdi, elle est universelle et très actuelle.
Avant les premiers accords écrasants de l’opéra de Verdi, un bref prélude muet conduit quelques personnes à l’avant du plateau. Face au public, elles se noircissent le visage. Ce geste est énigmatique, mais on comprend plus tard que l’étranger, dans ce spectacle, n’est pas celui que l’on croit et surtout pas Otello, le maure de Venise. La violence et le drame de la jalousie ne sont pas l’émanation de sa culture, ou de sa couleur de peau, comme le suggère Shakespeare, puis Verdi, elle est universelle et très actuelle. Ainsi, il n’est pas stigmatisé par sa différence raciale, mais porte en lui une souffrance bien humaine. Le motif de l’étranger se décline dans les trajectoires de ces êtres en exil qui peuplent le décor : la cale insalubre d’un navire d’aujourd’hui, enveloppée d’une lumière crue, réaliste et brutale. Dans un entassement de cellules, des êtres différents, aux regards fatigués, attendent. Ils semblent des réfugiés clandestins. L’arrivée du Doge de Venise, au troisième acte, prend la forme de la visite d’un homme politique influant, ou représentant d’une préfecture, vers qui l’on se presse pour transmettre des demandes écrites de régularisation. Le drame intime d’Otello et de Desdemone, orchestré par le machiavélique Iago, a pour cadre ces vies en errance.
Parmi ces étrangers, beaucoup d’enfants, qui assistent, impuissants, à la folie des adultes. Parfois, ils la reproduisent, tel un jeu. Un jeune garçon s’empare du revolver de Iago pour prendre le pouvoir sur ses camarades, comme l’apprentissage de mécanismes sociaux d’une grande noirceur. L’un des moments les plus poignants est le credo blasphématoire et halluciné de Iago, qu’il interprète au début du deuxième acte parmi ces enfants, témoins muets de situations qui les dépassent et dont la présence égarée rappelle ces récits de Dostoïevski, où l’on expose à leur candeur juvénile, les dérèglements des adultes. Leur regard créé un troublant jeu de miroir avec l’innocence et la fragilité de Desdemone, accusée d’un adultère qu’elle n’a pas commis, dans une terrifiante mécanique de pouvoir. Ainsi, que ce soit les réfugiés clandestins qui peuplent le bateau, les enfants ou Desdemone, les innocents qu’on persécute se reproduisent, sur le plateau, à l’infini, en de poignants échos.
Errances du cœur
Aux errances de ces étrangers, en quête d’une terre d’accueil ou d’une situation régulière, répond la folie et l’incompréhension d’êtres fragilisés, dont les cœurs semblent comme en exil. Lorsque Otello jette Desdemone à terre, au troisième acte, on ressent comme une forme de fraternité de la jeune femme, avec ceux qui n’ont plus rien. Soile Isokoski, exceptionnelle interprète de Richard Strauss (Ariane à Naxos à Monte Carlo en 2006 et la maréchale du Chevalier à la rose à l’Opéra Bastille) apporte à Desdemone des sonorités aériennes, comparables à du velours et une palette infinie de nuances. L’air du saule et la prière du quatrième acte, juste avant de mourir, sont de ces instants miraculeux où, à l’opéra, on a le sentiment que chacun retient son souffle, parce que l’artiste offre un chant d’une beauté absolue, qui pénètre au plus profond des âmes.
Cette vision d'Otello rappelle combien l’opéra est un art actuel et nécessaire, dans toutes les interrogations qu’il porte en lui et sa puissance d’émotion.
Clifton Forbis, lumineux Tristan dans le spectacle de Peter Sellars à l’Opéra Bastille, conjugue une présence d’une saisissante humanité, avec un timbre aux couleurs riches et aux aigus éclatants, pour construire un Otello dont la descente vers la folie meurtrière suscite une réelle compassion. Le duo d’amour de la fin du premier acte est l’un des sommets de la soirée. Le cadre intime d’une chambre se substitue à l’espace public du vaisseau. Ce décor dans le décor est une géniale préfiguration, que l’on retrouve aussi dans la partition de Verdi. C’est dans cette chambre que Otello assassine Desdemone, au dernier acte. Au moment du meurtre, on entend, en une poignante réminiscence, à l’orchestre, le motif du duo d’amour. Cette vision d’Otello rappelle combien l’opéra est un art actuel et nécessaire, dans toutes les interrogations qu’il porte en lui et sa puissance d’émotion.
Au terme de ces sept années passées à la tête du Deutsche Oper de Berlin, Kirsten Harms, qui va désormais se consacrer uniquement à la mise en scène, peut être fière de son bilan, si l’on tient compte aussi de la ferveur du public. Elle fait vraiment partie des grandes figures de l’institution berlinoise, aux côtés de Götz Friedrich, l’un de ses illustres prédécesseurs
Christophe Gervot et Alexandre Calleau
Crédit photos : Alexandre Calleau et Barbara Ausmüller im Auftrag der Deutschen Oper Berlin
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