FOCUS
La carrière Miséry, une parenthèse insolite dans la ville
Rencontre avec des membres de Fertile, collectif à l’origine d’un projet original pour la carrière
Lieu symbolique de l’histoire nantaise, la carrière Miséry a connu bien des usages et des passages, depuis les premières excavations au milieu du 16ème siècle, jusqu’à l’expérimentation urbaine et paysagère qui s’y déroule aujourd’hui. Cet espace immense à la lisière du centre-ville constitue souvent un mystère pour les visiteurs occasionnels, chargé de l’imaginaire intrigant lié à la friche. Pour l’association de jeunes architectes et paysagistes Fertile, qui a investi la carrière au printemps dernier, c’est un lieu de tous les possibles, un laboratoire d’expériences artistiques et végétales. Il offre à toutes et tous une alternative poétique au vécu urbain, ouvre un temps de respiration et de rencontre dans le rythme soutenu de la ville. C’est aussi, pour cette association, l’occasion de poser un regard différent sur les projets d’aménagement du territoire et de préfigurer ce que pourrait être une «  friche publique  ».
« Quand, il y a quelques quarante ans, on descendait la Loire en bateau et qu’on venait de doubler cette pointe offensive de granit qui fait le piédestal de Sainte-Anne, on avait le spectacle de l’activité qui régnait aux carrières de Miséry. On voyait les belles veinures de la roche antique et l’activité de l’extraction par couches superposées. Aujourd’hui, une dizaine d’ouvriers y mènent peu de bruit, malgré qu’ils cognent dur et, dans maints endroits, les ronces et les herbes sauvages ne se gênent pas pour escalader les pentes de ces rocs bretons surmontés d’audacieuses demeures, paysage qui rappelle les abruptes montagnes dalmates. »
Henri Barbot, Nantes en flânant, souvenirs, scènes et croquis, 1930.
La majeure partie des bâtiments est détruite dès 1987, la friche qui en découle sera alors longtemps vouée au squat et aux parties de paint-ball.
Un lieu chargé d’histoire
L’importance de la carrière dans l’histoire de Nantes remonte au milieu du 16ème siècle, lorsque, avec l’accord des seigneurs de la Hautière, la ville utilise le granit de cet affleurement du sillon de Bretagne pour reconstruire le pont de Pirmil (alors seul pont enjambant le bras sud de la Loire) et consolider les fortifications lors des troubles des guerres de religion.
Mais rapidement l’utilité et l’emplacement idéal de la carrière vont contenter les bâtisseurs de toute la ville et l’exploitation croissante du site servira surtout au pavage des rues de Bouffay. L’arrêt de l’exploitation au début du 20ème siècle laisse la place aux Brasseries Burgelins puis aux Brasseries de la Meuse en 1906 (d’où le nom utilisé aujourd’hui de "carrière Meuse-Miséry ").
Après des décennies d’activité florissante, la brasserie est fermée par le groupe BSN qui l’avait absorbée en 1972. En 1985, malgré les manifestations de syndicats, la fermeture et décidée ainsi que le licenciement de 152 salariés. La majeure partie des bâtiments est détruite dès 1987, la friche qui en découle sera alors longtemps vouée au squat et aux parties de paint-ball.
En 1995 les bâtiments restants sont rasés à leur tour, laissant à nu la dalle de l’usine et quelques rares éléments de maçonnerie, seuls vestiges actuels de l’ancienne brasserie, avec le mur d’enceinte en partie effondré. Le terrain, mis en vente, est préempté en 2005 par la Ville de Nantes, dans le but d’éviter la spéculation immobilière et de permettre une réflexion à plus long terme sur le devenir de ce lieu emblématique de Nantes. Un campement de familles roms s’y installe jusqu’à leur expulsion en 2007.
La naissance de Fertile
Ce vaste espace revêt donc une importance particulière aux yeux des Nantais et des habitants du quartier de Chantenay. L’attachement qu’ils lui portent vient aussi bien de cette histoire riche que de l’expérience intime qu’ils ont pu en avoir, au cours d’incursions entre amis ou d’explorations improvisées dans ce terrain de jeu imposant.
un intérêt croissant pour un espace hors des normes
Tibo Labat, architecte-urbaniste membre du noyau dur de Fertile, évoque ses premières impressions du lieu :
« Ici il y avait un portail qui montait jusqu’en haut avec une grille et il y avait un gars qui avait dessoudé les barreaux horizontaux pour les ressouder verticaux... Ça faisait une échelle et on passait dessus quand on était ados. [...] Il y avait une casse, les roms faisaient de la récup’, il y avait un four aussi, notamment un four à cuivre pour fondre les matériaux. Avant les roms, il y avait d’autres gens qui étaient là, il y avait pas mal de cabanes et apparemment une ambiance plus toxico... Les roms, effectivement, ont un peu changé l’ambiance, ils se sont installés là en tant que familles. Il y a très peu de déchets ici finalement, ça aurait pu être une déchetterie ici mais en fait, les roms ont nettoyé, ils ont défriché. »
C’est après leur départ que les jeunes gens ont recommencé à venir fréquemment sur place, avec toujours cet intérêt croissant pour un espace hors des normes. Ce « blanc » laissé dans le tissu urbain est pourtant loin d’être un simple vide, il est au contraire riche d’une biodiversité impressionnante et stimule l’imaginaire.
Issue de réunions amicales et de rencontres entre jeunes architectes, urbanistes et paysagistes passionnés, l’idée de s’associer pour monter un projet concret dans la friche a germé dès le printemps dernier avec la découverte du travail d’un autre Matthieu, un jardinier singulier :
« On le voit débarquer un jour avec des sacs, il venait depuis février-mars 2009 tout seul avec l’intention de faire un “jardin de lignes”. » D’origine parisienne, il était déjà intervenu sur la petite ceinture de Paris (une ancienne voie ferroviaire qui est devenue une friche à usages alternatifs).
Il a donc commencé à faire des tests, sur le site de la salle d’embouteillage de l’usine, excavant la terre logée entre les dalles de béton pour la remplacer par un nouveau substrat destiné à accueillir du pavot, des soucis et des plantes herbacées.
« C’est lui, l’élément fédérateur qui a permis la rencontre. À un moment, on s’est dit qu’il faudrait qu’on appréhende la carrière plus que venir une heure ou deux l’après midi, donc on a décidé d’y camper au mois d’août.
Le fait de camper ici nous a permis de mener les chantiers qu’on voulait de façon plus approfondie et de se confronter vraiment à la friche et à ses propres peurs aussi : Qu’est-ce que c’est que de vivre ici pendant trois jours, quelles ressources on peut avoir ? Nous avons même eu la visite d’une fille qui nous a montré ce qu’on pouvait manger dans la friche. »
Apprivoiser la friche
La Carrière de Miséry à Nantes from Juan Cardona on Vimeo.
Lors de cet événement, qu’ils ont appelé “Préhistoire architecturale”, chacun a pu ainsi développer une relation plus intime au lieu, dépassant les craintes et les précautions du début.Cette hésitation du départ demeure pourtant inévitable au sein d’un tel lieu. Car, dans une friche, on se situe au-delà de l’espace public codifié, normé du quotidien, souvent on y adopte une attitude prudente, presque respectueuse.
On y pénètre doucement, on y progresse sans à coups, à bonne distance, pas forcément pour de simples raisons de sécurité matérielle. On y est avant tout habités du sentiment attentif de l’espace, de cette peur indistincte et ancestrale de la nature et du vide, détachés des objets et des usages qui occupent nos perceptions la plupart du temps.
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L’aspect troublant de la friche est encore accentué ici par le caractère impressionnant du site. Quel que soit le point de vue, la carrière offre une vision et une expérience vraiment étonnantes, dont l’intensité demeure intacte à chaque visite.
Quel que soit le point de vue, la carrière offre une vision et une expérience vraiment étonnantes, dont l'intensité demeure intacte à chaque visite.
Des boulevards longeant la Loire et l’Ile, elle offre au regard une trouée verte splendide. Monumentale et inattendue, elle est enserrée dans un écrin de tags colorés et les parois de la falaise se dressent fièrement au-dessus de la végétation luxuriante.
Quand on l’aborde d’en-haut, du square Maurice Schwob, on est pris de vertige en découvrant cet à-pic dont la base disparaît dans le fouillis des feuillages. Les ronces y abritent même quelques objets inattendus : canapé, barrière en métal, palette de bois... Les 3 hectares de la friche exposent alors leur patchwork de textures et de sols différents : dalles rectilignes, graviers ou terre nue.
Pourtant, quand on regarde plus attentivement, on peut distinguer çà et là les traces d’une intervention artistique. C’est le fruit de l’action de Fertile mais aussi d’autres visiteurs de passage, amoureux de l’endroit.
A la découverte d’une exposition inédite
Pour Fertile, c’est à l’occasion de la Balade des Ateliers [2] que le processus se met vraiment en place et que les membres de l’association investissent le lieu, rejoints par des volontaires extérieurs. « Tout d’un coup, tous les jeudis, on était une vingtaine ici à s’activer, plus le week-end. »
L’événement a été un franc succès, attirant plusieurs centaines de personnes dans ce lieu où beaucoup, jusque là, n’avaient pas osé entrer.
« Comme il y avait du monde, les gens n’hésitaient pas à rentrer. Certes, on a pris un risque d’inciter les gens à passer le talus mais on était là pour les accompagner, on avait nettoyé, dégagé des cheminements pour que les gens puissent s’orienter facilement, et au final ils se sont entraidés, il n’y a même pas eu une foulure ! »
Les œuvres disséminées dans la carrière sont très diverses, faisant parfois corps avec la topographie du site. C’est le cas du parcours aménagé le long de la paroi, une exploration excitante faite de passerelles de bois, de lianes et de dénivellations. On y découvre alors le visage caché de la carrière, comme ces caves creusées dans la roche où les habitants du quartier venaient se réfugier durant les bombardements de la Seconde Guerre Mondiale.
Outre le jardin de lignes, on peut encore y voir une vieille motocyclette peinte en doré, vestige trouvé sur place par un artiste, un QR code peint sur un reste de carrelage [3], un arbuste emballé dans des bandes magnétiques, ou encore une structure géométrique en bois qui forme une insolite cabane ouverte.
On a pu faire les choses avec très peu de moyens mais avec beaucoup d'envie et de convivialité.
Certaines interventions étaient éphémères et ont depuis disparu, les éléments ont fait leur travail durant l’hiver, changeant la figure du lieu. D’autres encore étaient déjà destinées à s’intégrer au site, telles ces plantes d’appartement que l’on repère suspendues à un arbre. « On a pu faire les choses avec très peu de moyens mais avec beaucoup d’envie et de convivialité. »
Aujourd’hui, les interventions sont en sommeil, les membres de Fertile se consacrant à la finalisation des dossiers qu’ils avaient commencé à monter au printemps, en vue d’officialiser le statut de leur action dans la carrière.
Vianney Cottineau, paysagiste : « On a d’abord fait des images, de la conception, puis on est venus sur place pour agir concrètement, et là on fait le bilan de cette expérience de ces six derniers mois et de toutes les rencontres qu’on a pu faire, en quoi ça constitue déjà des relais, des appuis, des collègues et des camarades avec le potentiel pour monter un autre évènement l’an prochain, peut-être... Ça dépendra aussi de nos rencontres avec les institutions ».
Photos et entretien : Juan Cardona, Sidney Léa Le Bour, Georgina Belin
Texte : Georgina Belin
Pour aller plus loin
Plus de détails sur le projet de Fertile dans la seconde partie de cette rencontre : La carrière Miséry, laboratoire urbain pour l’association Fertile
[1] « C’est que, si l’on y réfléchit bien, l’homme a du mal à supporter son ouverture absolue au monde. L’absence de limites lui saute à la gorge et l’étrangle fortement. C’est cette expérience douloureuse de l’abîme, sans bord ni fond, qui le pousse à refouler continuellement l’espace infini et à se calfeutrer derrière les barrières matérielles et symboliques de sa propre production artificielle. » Bruce Bégout, Le park, 2010.
[2] évènement qui a lieu chaque année fin septembre entre Chantenay et Sainte-Anne, où des ateliers d’artistes ouvrent leurs portes, http://balade.lespingouins.com/blog/
[3] code destiné à être lu par les mobiles et les smart phones et qui permet d’accéder à des données
Bloc-Notes
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