
Révolution tunisienne
Tunisie : la fin du régime de la peur ?
Interview croisée de deux franco-tunisiennes sur la révolte du peuple tunisien.
Le 14 janvier 2011, la fuite du président et dictateur Zine El Abidine Ben Ali, au pouvoir depuis 23 ans, a libéré la Tunisie de ses chaînes. Ce départ précipité a été provoqué par la révolte du peuple tunisien qui a choisi de prendre en main son destin, afin de stopper les dérives et détournements d’un état policier basé sur le régime de la peur. Narjess Lakhneche et Sonia Zarrouk, deux franco-tunisiennes âgées d’une trentaine d’années ont passé une grande partie de leur vie en Tunisie. Issues de couples mixtes, elles habitent aujourd’hui la France alors que leurs parents vivent en Tunisie. Fragil les a rencontrées afin de recueillir leur avis par rapport à la révolution qui a secoué récemment leur pays. Elles reviennent sur le régime de l’ex-président Ben Ali et nous expliquent comment elles ont vécu ces événements depuis la France. A lire : Les révolutions vues par Yasmin Rahmani, danseur nantais d’origine marocaine.
Je pense que grâce à Facebook beaucoup de personnes ont crié pour dire qu’il fallait se réveiller car il y avait des tunisiens qui manifestaient. Ca a été une surprise totale, moi je n’y croyais pas du tout, et d’ailleurs, j’ai honte !
Fragil : Dans quel climat politique la Tunisie vivait-elle avant le départ du président Ben Ali ?
Narjess : Dans un climat dictatorial, il n’y avait pas vraiment de politique à part celle de l’état. Les gens ne s’investissaient pas, sauf si ils avaient envie d’accéder à un pouvoir quelconque, mais ils devaient accepter la corruption de l’état !
Sonia : Prenons l’exemple de la faculté de lettre et sciences humaines où j’étudiais. C’est simple, dans l’amphithéâtre, il y avait des flics en civil qui nous surveillaient, et dans les couloirs, des flics en uniforme. C’était la politique de la peur. Des étudiants en lettre et philosophie manifestaient, il y avait toujours des opposants dans la fac. Un jour, lors d’une manifestation, j’ai eu très peur, les flics nous ont arrêtés tout de suite. Même dans la rue, je n’osais pas dire le nom Ben Ali ou Trabelsi [1], je ne pouvais pas les critiquer, j’avais peur et jusqu’à maintenant je ne réalise pas. Quand j’irai en Tunisie, je me dis que j’aurai peur, que ça ne changera pas, parce que j ai vécu comme ça !
Fragil : Cette politique avait quelles incidences directes sur vos vies ?
Sonia : La vie politique, on ne sait pas ce que c’est. Comme dit mon père, on a le choix de voter ou de ne pas voter. On ne peut pas choisir entre différents partis, je ne savais même pas ce qu’était le R.C.D. [2]. Maintenant je découvre beaucoup de choses. Pour moi, il y avait Ben Ali et c’est tout, je ne m’intéressais pas à la politique.
Narjess : On connaissait le nom du parti, on savait que des cartes étaient distribuées, que des militants étaient pro R.C.D. parce qu’ils y trouvaient un intérêt financier ou personnel qui leur permettait d’évoluer dans leur métier. Mais effectivement, on ne participait pas personnellement à la vie politique. On ne se regroupait pas, on parlait en cercle fermé de ce qui ce passait en Tunisie, du pouvoir et du pillage organisé par le président et sa famille. Le livre, La Régente de Carthage [3], on ne l’a jamais lu en Tunisie, il n’y a qu’en France qu’on a pu y accéder. Lorsqu’une amie l’a acheté, je lui ai dis de le payer en espèce, et pas par carte, parce que tu te dis qu’il y a quelqu’un qui demande à l’état français, ou même aux librairies françaises de leur communiquer la liste des personnes qui se sont procurés le livre.
Sonia : En Tunisie, il y a 10 millions d’habitants, et sur ces 10 millions, il y a 120 000 flics. On sait qu’on est entourés de policiers car ce sont des taxis, des gens qui se baladent en ville, des conducteurs de transport en commun... On ne pouvait pas s’exprimer. On se contentait du soi-disant « miracle économique » de Ben Ali. On se disait qu’on vivait bien, qu’on avait bien évolué, et la politique, on mettait ça de côté. Ca n’était pas un problème, pour nous tout allait bien ! Il suffisait de regarder la chaîne nationale tunisienne Tunis 7 pour voir que tout était rose !
Je me suis dis que la première chose que j’allais faire en arrivant à l’aéroport, c’est insulter Ben Ali, ce sera une première, un grand soulagement. Oui c’est la liberté !
Fragil : Après votre arrivée en France, votre regard sur la Tunisie a-t-il évolué ?
Sonia : Des sites internet comme You Tube et Daily Motion étaient censurés en Tunisie. J’ai pu y accéder en arrivant en France. J’avais une grande liberté, je pouvais consulter beaucoup de sites sur Ben Ali. J’ai appris beaucoup de choses en étant en France, et pas en Tunisie.
Fragil : Pendant la révolte, les informations que vous aviez de la part de vos familles étaient-elles fidèles à celles relayées par les médias ?
Narjess : Ca n’a pas été déformé car au début il n’y avait pas de journalistes étrangers en Tunisie. Les journalistes, c’était les tunisiens avec leurs téléphones, leurs appareils photos, leurs caméras, ils ont réussi à communiquer ce qui se passait. Au contraire, au début les médias n’en ont pas assez parlé. J’ai traversé la Tunisie au mois de décembre 2010 avec mes parents, du sud jusqu’à Tunis, et on est passé à côté de la ville de Sidi Bouzid, là où ça dégénérait énormément. Mais deux ans auparavant, la Tunisie avait déjà vécu de tels évènements à Redeyef. La ville était à feu et à sang, les tirs ont fait quarante morts au cours des manifestations qui ont duré deux mois. Donc je ne croyais pas à une telle révolte.
Sonia : Il y a une association à Nantes qui s’est créée à la suite de ces évènements : le Collectif Nantais de Soutien aux Tunisien-ne-s de Redeyef.
Narjess : Puis il y a eu des manifestations à Kasserine, et c’est vrai que c’est une ville où les gens bouillonnent, ils aiment la violence ! Le soir, on arrive chez mes cousins, et il nous montre sur Facebook une manifestation en plein centre ville. C’était la première fois qu’il y avait une manifestation car elles ne sont pas autorisées. Les gens n’ont pas demandé d’autorisation et on les a quand même laissé se rassembler. A Kasserine, il montrait la ville à feu et à sang, il y avait des gens qui couraient partout, des voitures et les postes de police brulaient, ça tirait de partout. C’était des choses de Redeyef qu’on ne nous avait pas montré, parce qu’il y deux ans je pense que les tunisiens ne maitrisaient pas aussi bien internet. Ils ont réussi à trouver des moyens pour contourner la censure. Facebook a joué un grand rôle dans cette révolution, on est quand même le deuxième pays, je crois après la Turquie, à avoir le plus grand nombre d’habitants membres de Facebook. Donc ce média a vraiment aidé à transmettre cette haine, après les gens n’avaient plus peur et sont descendus dans la rue malgré la répression.
Fragil : Pour vous Facebook a été le meilleur média au niveau de l’information ?
Sonia : Pour moi oui !
Narjess : Oui, je pense que Facebook reste le meilleur, la télévision a participé seulement après. Une télé tunisienne, Nessma , ne s’y est mise que le 30 janvier. Elle a osé descendre dans la rue filmer sans autorisation. Mais les autres médias n’y croyaient pas. Je pense que grâce à Facebook beaucoup de personnes ont crié pour dire qu’il fallait se réveiller car il y avait des tunisiens qui manifestaient. Ca a été une surprise totale, moi je n’y croyais pas du tout, et d’ailleurs, j’ai honte !
Fragil : Vous sentez-vous autant concernées par le changement que les tunisiens résidants en Tunisie ?
Sonia : Oui je me sens concernée, et je sens que je peux dire : « Je suis fière d’être tunisienne ! ». C’est bête, mais avant je ne le disais pas forcément quand j’étais en France. Parce que c’est le premier pays arabe qui a osé réclamer la démocratie. Maintenant, je sens que je peux m’exprimer car quand je suis au téléphone avec mes parents qui habitent en Tunisie, nous parlons de politique. Je pense que quand j’irai en Tunisie, je serai plus libre. Je me suis dis que la première chose que j’allais faire en arrivant à l’aéroport, c’est insulter Ben Ali, ce sera une première, un grand soulagement. Oui c’est la liberté ! Mais on a un peu peur des islamistes, il faut attendre les élections dans six mois, pour l’instant on ne peut pas juger.
Suite à cette révolution tunisienne, le peuple égyptien a lui aussi choisi de s’émanciper de son président et dictateur Hosni Moubarak. Ce dernier a quitté ses fonctions le 11 février. Aujourd’hui, c’est au tour de la Lybie de mener sa révolte, elle souhaite le départ de son tyran mégalomane, le Colonel Kadhafi, au pouvoir depuis 42 ans. Mais les autres pays arabes ne sont pas en reste. La Jordanie, l’Algérie, le Maroc, le Yémen, ainsi que Bahreïn, un petit pays voisin de l’Arabie Saoudite, réclament davantage de libertés. Un vent de démocratie souffle sur tous ces pays ! La révolution arabe serait-elle en marche ?
Propos recueillis par Jonathan Gerin
[1] Nom de la femme du président Ben Ali.
[2] Rassemblement Constitutionnel Démocratique : parti de l’ex-président Ben Ali.
[3] Livre écrit par les deux journalistes Nicolas Beau et Catherine Graciet, et qui dénonçe la politique du dictateur Ben Ali manipulé par sa femme.
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