Philo
L’utopie est ailleurs, rencontre avec le philosophe Matthieu Potte-Bonneville
Utopie et hétérotopie : le théâtre en contre-espace
Matthieu Potte-Bonneville est président de l’Assemblée collégiale du Collège international de Philosophie, rédacteur pour la revue Vacarme et spécialiste de l’oeuvre de Michel Foucault. Lors d’une rencontre philosophique organisée par le Théatre de Gennevilliers -et en lien avec la pièce l’Avenir Seulement qui y est actuellement jouée- le philosophe interroge le rapport entre le concept d’hétérotopie Foucaldien et la place du théâtre contemporain dans notre société. Ce dernier réalise-t-il ou détruit-il les utopies peuplant l’imaginaire commun ? Vise-t-il, pour la société, l’homogénéisation ou l’individualisation ?
Qui que quand ?
1966 : Michel Foucault présente à la radio un texte intitulé Utopie/Hétérotopie (par suite, renommé Des espaces autres). Au cours de cette présentation il lance l’idée d’une nouvelle science à construire : l’hétéropologie.
2011 : Matthieu Potte-Bonneville s’essaye au T2G à la pratique de l’hétéropologie et s’interroge : le théâtre est-il ou non une hétérotopie à part entière ?
Hétéroto... quoi ?
Le terme hétérotopie vient du grec : topos signifie lieu et hétéro, autre. Il s’agit dont d’un lieu radicalement autre. D’un "lieu absolument différent qui est un contre-espace", selon les mots de Matthieu Potte-Bonneville. Comment comprendre cette notion d’endroits autres : que sont ces "contre-espaces" ?
Le philosophe définit les contre-espaces comme autant de lieux qui ne sont "pas tout à fait ici, sans être absolument ailleurs". Ce sont des espaces au sein desquels on cherche à évoquer ce qui n’est pas, et ne sera sûrement jamais là. Dans ces contres-espaces, les utopies présentes dans la conscience commune cherchent à être concrétisées. Mais comme une utopie est, par définition, ce qui ne peut pas exister ailleurs qu’en pensée, cette concrétisation n’est que suggérée. Par exemple, un groupe d’enfant concrétisera dans une cabane de jardin son désir de jouer une vie d’aventurier sans pour autant se frotter réellement à une vie sauvage. La cabane est en ce sens une hétérotopie. Et dans ces "contre-espaces utopiques" que sont les parcs d’animations, les cabanes d’enfants, les maisons de retraites ou encore les cimetières, c’est l’imaginaire commun qui est en jeu ; il se purge des utopies (ces représentations de réalité idéales et imaginaires) qui l’encombrent. Il les réalise localement et temporairement. Autrement dit, en les mettant en scène.
Utopie et hétérotopies
Car il faut comprendre que si l'on met en scène les utopies dans les hétérotopies, c'est précisément pour qu'elles restent dans le domaine du spectacle éphémère.
Il faut comprendre que si l’on met en scène les utopies dans les hétérotopies, c’est précisément pour qu’elles restent dans le domaine du spectacle éphémère. Sur scène, les utopies ne sont représentées que de manière ponctuelle. Elles ne sont ni véritablement ni durablement réalisées. Mais pourquoi, justement, faudrait-il éviter de concrétiser les utopies ?
Une utopie ressemble d’abord souvent à une idéologie localisée et comporte en ce sens toutes ses possibles dérives (pensées uniques et castratrices, totalitarismes politiques, etc.). Une utopie, ensuite, n’a pas de rapport avec l’état présent du monde. Elle ne dépend pas des conditions matérielles ou sociales. Elle est l’application d’un contenu au sein d’un contenant non-apte à le recevoir. Rien ne déborde des utopies : elles sont quadrillées, épurées. Une utopie trace un cadre clair et ordonné. Dans une société utopique, chacun intègre une place fixe dont il lui est -et c’est là où le bât blesse- interdit de s’échapper.
Parce que les utopies sont dangereuses, il faut donc se purger de la tentation de les réaliser. S’en purger, c’est d’abord les évoquer dans des lieux de partage imaginaires localisés : ces fameuses hétérotopies.
Les théâtres dans tout ça ?
Le lien entre hétérotopies et théâtre, et bien que Foucault ne l’évoque qu’à demi-mot, semble dès lors sauter aux yeux. L’espace scénique n’est-il pas, par excellence, celui où se réalisent symboliquement Ailleurs et/ou les utopies ?
Le théâtre est une hétérotopie. Aller au théâtre c’est, souvent, "aller loin". C’est, en tous cas, aller ailleurs. Allant au théâtre, on s’expose en effet à l’Autre. Physiquement, se rendre au théâtre, c’est se confronter au comédien qui n’est ni moi, ni lui-même. C’est aussi se confronter à la pièce qui présente possiblement ce que je ne connais absolument pas, qui exprime ce que je ne comprend pas : je ne la vis pas. C’est, enfin, se confronter à l’Autre au sens de l’impossible vécu : allant au théâtre, je vois des chemins de vie qui peuplent ma pensée, que j’imagine et comprend mais que je ne vis pas et ne vivrai jamais. Le théâtre à l’ailleurs qui peuple indistinctement ma conscience d’être enfin localisé. Mettre de l’ordre dans une pensée confuse.
Afin de creuser davantage ce lien entre le théâtre et le concept d’hétérotopie, Potte-Bonneville rappelle les principaux critères des hétérotopies établis par Foucault et les lie au fonctionnement du théâtre :
1) Les hétérotopies sont des lieux constamment réaffectés selon l’évolution de l’imaginaire commun. Or les programmations changeantes des théâtres participent de cette constante réaffectation du lieu.
2) Les hétérotopies sont, en outre, des lieux ou le temps est perturbé : qu’il s’agisse de le précipiter, de le conserver ou de le faire se ralentir. Or les multiples jeux rythmiques, ellipses et autres flash-backs ainsi que le fait qu’on puisse faire des pièces historiques et/ou anticipatrices témoignent de cette désarticulation temporelle.
L'espace scénique n'est-il pas, par excellence, celui où se réalise symboliquement l'Ailleurs ?
3) Les hétérotopies sont, enfin, des lieux où ordre et désordre ont une importance majeure. Soit parce que le lieu est trop ordonné (comme dans les colonies) soit qu’il est le désordre même (maisons closes et autres asiles). Or le théâtre impose un rituel ordonné (rideau, début, fin, applaudissement, séparation de la scène et du public) tout en traitant fondamentalement d’un état de désordre (une pièce présente toujours un nœud obscur, une aporie mentale ou factuelle, un "quelque chose désordonné qui pose problème").
Le théâtre : entre uniformisation et singularisation
L’espace scénique semble donc être le "dérangement hétérotopique" par excellence. Pour autant, la visée première du théâtre est d’unifier. A la fois reflet négatif (le théâtre présente l’envers du décor sociétal) et positif (il est l’expression de l’imaginaire commun et permet l’unification des hommes) de la société dans laquelle il s’insère, le théâtre cherche à rassembler ses membres. Physiquement et mentalement. Il réunit les corps et coordonne les imaginaires. En ce sens, il est un outil politique majeur : il participe de l’élaboration et de la vérification des idées présentes dans la conscience commune. Comment, dès lors, penser le théâtre : faut-il le concevoir comme ce qui unifie ou comme ce qui diversifie, homotopie ou hétérotopie ?
Trancher la question semble assez vain. En fait, le théâtre, riche de ces deux aspects, comporte une menace de perte et de désordre en même temps qu’il viser à souder et à ordonner la société.
De l’hétérotopie en générale à l’Avenir seulement en particulier...
Ce rapport entre le lieu théâtral hétérotopique et la société, mis en lumière par Matthieu Potte-Bonneville, permet de mieux comprendre les enjeux de la pièce qui s’y joue jusqu’au 29 janvier. Dans l’Avenir Seulement de Matthieu Bertholet (1), l’ambivalence du théâtre -qui réunit et permet le partage d’une part mais singularise et isole de l’autre- est notoire. D’un côté, Matthieu Bertholet participe à la solidification de la conscience commune : il parle d’une figure Allemande majeure dans la mémoire collective, à savoir Rosa Luxembourg. D’un autre côté, les procédés singuliers que cette pièce met en œuvre (elle n’est faite que d’infimes variations sur des allers-retours, des gestes et des phrases répétées) font émerger une radicale altérité dans l’esprit du spectateur. Matthieu Bertholet, principalement par sa manière d’envisager le temps, fait jaillir avec l’Avenir Seulement une para-réalité jusqu’alors inexplorée. Il est difficile de restituer à celui qui ne l’a pas vécu l’Ailleurs auquel la pièce permet d’accéder. L’Avenir seulement est une symptomatique réussite du théâtre en tant que nécessaire hétérotopie.
Blandine Rinkel
Pour aller plus loin :
La conférence de Michel Foucault à lire en ligne et à écouter : http://foucault.info/documents/heteroTopia/foucault.heteroTopia.fr.html Dossier sur l’Avenir Seulement de Mathieu Bertholet : http://www.theatre2gennevilliers.com/index.php/10-Spectacle/Mathieu-Bertholet-L-Avenir-seulement.html La bande-annonce du Spectacle : http://www.theatre-contemporain.tv/video/Bande-annonce-de-L-avenir-seulement
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