Théâtre
Lulu, mise en scène par Stéphane Braunschweig : la subversive figure du fantasme
Après Peter Zadek en 1988, Stéphane Braunschweig adapte « Lulu », oeuvre de l’écrivain allemand Frank Wedekind. Ecrite à la fin du XIXe siècle, cette pièce à la réputation scandaleuse cristallise toutes les femmes en Lulu, figure du fantasme, de la sexualité et de la maternité.
S’attaquer à Lulu, c’est faire revivre cette oeuvre dans son intégralité, comme elle le mérite, alors que Wedekind s’est attiré les foudres de tous les éditeurs et de tous les théâtres de son époque. Qualifié d’immoral, le personnage de Lulu brise tous les tabous. Pauvre fille venue des bas-fonds où elle retournera, elle n’est que séduction, fantasme et sexualité, faisant tourner la tête des hommes, affolant la morale petite bourgeoise. Stéphane Braunschweig y parvient en prenant le fantasme comme thème central, le développant sous une multitude de facettes.
Avec Lulu, Wedekind met en scène une femme qui vit pleinement sa vie, défiant les mœurs étriquées et hypocrites « des petits bourgeois» de l’époque
Braunschweig respecte la volonté de Wedekind de faire de son personnage central une femme touchante, une déesse fantasmatique, une petite fille jadis humiliée.
Une existence littéraire impossible
En cette fin de siècle (1892), alors que Frank Wedekind pense écrire avec Lulu « une tragédie à faire frémir », la société allemande n’est pas prête à accueillir un tel texte. Elle le juge amoral et scandaleux, se terminant de surcroît dans un bain de sang. Pendant près de vingt ans, Wedekind va batailler avec sa pièce, la réécrivant sans cesse, la coupant, l’arrangeant, pour qu’elle soit éditée et jouée. Après deux ans de travail acharné (1892-1894), Wedekind est certain qu’elle paraîtra à Paris. Erreur, tout le monde lui fermera sa porte.
Devant le refus insistant des maisons d’édition de la publier, le dramaturge s’obstine. Il décide de la remanier et d’en faire deux textes : « L’esprit de la terre » et « La boîte de Pandore ». Le premier arrive à paraître en 1895 et est même monté en 1898 à Leipzig. Mais Wedekind n’aura de cesse de retravailler incessamment sa pièce dans l’espoir devenu désespéré qu’elle intéresse les théâtres qui un à un lui ferment leur porte.
Jusqu’en 1913, il coupe, recoupe, remodèle, change les noms, bref, c’est une pièce qui n’entrevoit jamais totalement la fin de son écriture. « La Boîte de Pandore » ne cesse de poser problème et la censure, cet œil inquisiteur, veille : en 1904, le livre est interdit. Contrairement à ce que pensait son auteur, Lulu ne fascine pas, elle effraie.
En 1913, alors que les expressionnistes s’activent, que la guerre attend impatiemment d’éclater, que Thomas Mann encense et défend la pièce, Lulu paraît enfin. Pas pour longtemps. Il faudra en réalité attendre un siècle (un siècle !) pour qu’elle soit enfin éditée en intégralité.
Lulu la subversive
Wedekind le révolté, poursuivi par les tribunaux qui qualifient « le drame d’œuvre médiocre dénuée de valeur morale et artistique », incarne un tournant radical dans le théâtre de l’époque. Avec Lulu, il met en scène une femme qui vit pleinement sa vie, défiant les mœurs étriquées et hypocrites « des petits bourgeois » de l’époque. C’est sans doute par ce côté éminemment subversif, révolté, voire nihiliste, que Wedekind se verra considéré comme le chef de file des expressionnistes. Pourtant, l’auteur se veut avant tout réaliste, refusant « naturalisme et intimisme », et pensait de sa pièce que « sous la domination du naturalisme allemand étriqué et petit bourgeois, la superbe créature que j’avais imaginée est devenue ce qu’on fait de pire en matière d’artificialité et, des années durant, on m’a traité d’impitoyable inquisiteur de la gent féminine (…) ». Alors qu’il n’a voulu qu’une chose : « représenter un superbe spécimen de femme ». Lulu, l’incomprise d’un monde fermé. Wedekind, le banni d’une société qu’il exècre.
C’est sous cet angle que Stéphane Braunschweig s’attaque à cette tragédie terrible. Il dresse le portrait magnifique d’une femme qui n’est que fantasme et sexualité. Lui conservant tout de même « une identité », il lui fait jouer toutes les facettes de la femme : femme enfant, femme fatale, femme perdue, femme aimante, femme insouciante, femme naïve, femme manipulatrice ; Lulu, pour le metteur en scène est toutes les femmes, de la plus pure à la plus perverse. Dans une mise en scène très maîtrisée, Braunschweig respecte la volonté de Wedekind de faire de son personnage central une femme touchante, une déesse fantasmatique, une petite fille jadis humiliée. Alors qu’elle pourrait n’ être qu’ « instinct », il lui rend une réelle identité entre maîtrise et abandon, entre fantaisie et gravité. Le poète et critique autrichien Karl Kraus avait d’ailleurs compris que « Wedekind est le premier auteur qui a su donner à la femme la place que la littérature allemande lui avait refusée jusqu’ici. »
A l’heure où, dans notre société occidentale, le sexe est souvent banalisé, désacralisé, exposé, revendiqué, assumé, on pourrait avoir du mal à comprendre pourquoi Lulu a tant fait scandale. En ce sens, Stéphane Braunschweig gagne son pari, car loin de la restituer dans le contexte hautement mouvementé de son écriture, il fait du fantasme le centre de sa réflexion et de son analyse. Lulu devient alors un personnage à part entière, qui rend universel et intemporel le mythe de la femme associée au démon, à l’interdit, au péché dans toute sa complexité et ses particularités.
Julie Laval
Photos : Elizabeth Carecchio
A voir au Grand T du 19 au 22 janvier, en partenariat avec le Centre culturel franco-allemand dans le cadre des manifestations autour de la Journée franco-allemande du 22 janvier. Avis aux amateurs !
Pour en savoir plus :
L’expressionnisme allemand, éditions Borderie, collection Obliques, numéro spécial dirigé par Lionel Richard, 1981. ;
Frank Wedekind, Théâtre Complet II, Lulu version intégrale, Editions Théâtrales Maison Antoine Vitez, notes et documents ;
"Morale Humaine, Morale Bourgeoise", Poèmes, Frank Wedekind, Editions Ludd.
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