INTERVIEW
Béatrice Jaud : "On doit, nous artistes, être sur le pont : c’est une histoire de droits de l’homme"
Festival Longue Vue à St Nazaire du 15 au 26 novembre 2010
Le film documentaire Severn, la voix de nos enfants fut la dernière des avant-premières projetée au festival “Longue Vue”. Une soirée qui a fait salle comble au Cinéville de St Nazaire. Ce documentaire est la suite de l’excellent Nos enfants nous accuseront qui était sorti en 2008 et nous faisait savoir que chaque année en Europe 100 000 enfants meurent de maladies causées par l’environnement.
Toujours la verve militante. Severn, la voix de nos enfants nous invite à réfléchir une nouvelle fois sur ces questions d’agriculture et d’alimentation à travers la présentation d’actions positives dans le monde.
Parmi les nombreux intervenants de ce film, Severn Cullis Suzuki, fille du célèbre environnementaliste David Suzuki [1], qui avait pris la parole en 1992 au premier Sommet de la Terre à Rio. Le film illustre par des témoignages et des actions concrètes la force des propos que Severn avaient pu tenir il y a déjà 18 ans. Un film avec quelques longueurs mais qui n’enlèvent rien à la profondeur du sujet environnemental qui nous concerne tous.
La réalisatrice, Béatrice Jaud, nous l’avons rencontré pendant le festival Longue-Vue. Cette farouche militante artiste consciente a répondu à nos questions.
Fragil : Le premier film que vous aviez réalisé était Nos enfants nous accuseront, un film qui alerte l’opinion et les pouvoirs publics sur les dérives d’un système capitaliste qui promeut toujours le profit avant le bien être des citoyens. Diriez- vous aujourd’hui que vous faites des films militants ?
Béatrice Jaud : J’essaie toujours de me poser la question comment je vais parler d’écologie en fonction des endroits où je suis. C’est une question qui me taraude en ce moment. Je me rends compte que depuis que nous avons commencé, en 2006, avec Nos enfants nous accuseront, on a peut être changé sans s’en rendre compte. Est-ce que se poser des questions citoyennes c’est devenir un militant ? Produire des films c’est s’informer au maximum de tout ce qui nous entoure dans le temps qui nous est imparti. C’est assez complexe. Ce qui nous avait interpellés, quand on a commencé, c’était le fait que nous nous ne nourrissions pas forcément de façon saine. On s’est posé la question de savoir si véritablement c’était bon pour notre santé. Nous avons fait des recherches et nous nous sommes rendus compte d’années en années que nous nous intoxiquions de plus en plus avec les produits phytosanitaires (NDLR : les produits chimiques pour augmenter la résistance des végétaux). Tout est lié à notre environnement et on continue de faire comme si tout allait bien ! On ne peut plus rester comme ça, sans rien faire.
Fragil : Votre objectif est-il de faire interroger le citoyen, de transformer une vision étriquée du monde, pousser à ouvrir les yeux ?
B.J. : Oui bien sûr ! Mais je pense qu’on n’arrive pas à toucher les gens qu’on souhaiterait toucher. J’ai la sensation de prêcher des convaincus, et je n’arrive pas à trouver le levier qui fait que ce soit les gens qui en ont vraiment besoin qui voient ces films. Comment je peux toucher ces gens là ? Qui va faire que tout d’un coup on va réussir à toucher la population qui doit être informée ? Je dirai que vous messieurs mesdames convaincus, sortez de cette sphère de gens convaincus et aller dire à vos voisins que ça ne va pas ! Il faut faire appel au libre arbitre des gens. Il y a 30 ans une famille française consacrait 30 % de son budget à l’alimentation, aujourd’hui c’est 10 %. L’écart de 20 % est passé dans un marché de consommation de portable, de vêtement, de télévisions…. Croyez vous que des enfants ont forcément besoin d’un portable, d’une télévision dans la chambre ou du dernier manteau de marque dernier cri ? Je n’ai pas de solution, je me dis que nous avons basculé dans une surconsommation pas forcément nécessaire ! Il faut se poser des questions lorsqu’on achète, ce que les gens ne font plus… Est ce que cela m’est nécessaire ? Est ce que cela fait du bien ou du mal à la personne ?
Fragil : D’où est venu votre engagement ? Croyez vous que l’engagement vert amène à avoir une vision noire de notre avenir ?
B.J. : Aujourd’hui je ne vis pas mieux parce que je suis consciente de l’impasse dans laquelle nous sommes en train de s’engouffrer. Ce serait bien égoïste de me dire que je vais mieux. Ce n’est pas fini et ça va durer de longues années. Il va falloir que nous réfléchissions d’où viennent nos produits, pourquoi ils font trois fois le tour de la Terre. Aujourd’hui, on trouve peu de biodiversité dans nos cultures en France. Tout s’est nivelé.
Fragil : Est-ce le rôle des acteurs culturels de contrer l’écologie culpabilisante et moralisatrice ?
B.J. : C’est fondamental, à un moment à un autre on est sensible à ce qui se passe autour de nous. On doit nous artistes être sur le pont, c’est une histoire de droits de l’homme. Les artistes ont toujours été là pour défendre les droits de l’homme. Je ne suis pas là pour prêcher la peur, je ne fais que répéter ce que disent les scientifiques.
Quand le choc pétrolier va arriver, et c’est tout proche, le laboratoire de souffrance sera en situation réelle.
Avec les actions que l’on découvre ou redécouvre, je trouve que votre film est résolument positif ! Que pensez- vous de la « simplicité volontaire » [2] prônée par exemple par Pierre Rabhi ?
B.J. :Je crois que nous n’aurons pas le choix, soit nous fonçons dans le mur et nous aurons pris du retard, nous serons par la force des choses obligés...Soit nous essayons d’anticiper ! Pour survivre nous serons obligés de réduire nos consommations et nous serons donc forcés de réduire nos exploitations agricoles. Cuba en est un exemple parfait, ils ont du réduire leurs exploitations agricoles après la chute de l’URSS pour survivre, car l’embargo les empêchait d’acheter les céréales et autres produits à un prix raisonnable. On a vu qu’en 2004 Cuba arrivait au même rendement qu’avant la chute de l’URSS. Je ne suis pas en train de dire que le système cubain est un exemple et régime extraordinaire mais je constate que ce qu’on veut nous faire croire est faux. On veut nous faire croire qu’on ne peut pas nourrir la planète avec du bio mais c’est faux. Alors évidemment, Cuba a été pour cela un véritable laboratoire de souffrance pour en arriver là, mais ce laboratoire de souffrance nous pend au nez. Quand le choc pétrolier va arriver, et c’est tout proche, le laboratoire de souffrance sera en situation réelle. Alors nous devons anticiper ! Pourquoi n’y a-t-il pas dans les écoles et cours de récréation une petite parcelle de potager pour apprendre aux enfants comment les choses poussent ? Nous sommes des enfants et des adultes hors sol !
Fragil : De par votre expérience et vos actions responsables, comment jugez vous les progrès du développement durable en général ?
B.J. : Rien n’est mauvais, tout est bon. Il ne sert à rien de cracher dans la soupe, le principal c’est de faire bouger les lignes. L’écologie appartient à tout le monde et les solutions quant à elles sont multiples. Aujourd’hui, c’est une question citoyenne mais à un moment cela deviendra une question politique quand il va falloir se confronter réellement à l’immigration climatique. Il faut réfléchir véritablement dans le respect de l’autre. Le monde que l’on va inventer demain doit aller au bout de sa démarche. Mais pour ma part je réfléchis en simple citoyenne.
Libération nous a clairement dit “qu’à force de nous dire que la planète va crever, on va finir par avoir envie de goûter des pesticides en lisant du Claude Allègre".
Pensez vous qu’il y a une réelle volonté de la part des politiques de responsabiliser le citoyen à travers des démarches simples et positives comme la création de ce festival ?
B.J. : « S’il vous plait, faites que vos actions reflètent vos mots. » C’est bien de faire des films, de faire des festivals mais il faut passer à l’action. Si on parle de politique ça dépend des politiques. La politique générale de la France, je pense que nous avons eu un bel élan avec le grenelle suivi d’une grande déception. Et nous sommes en train de nous endormir ! Tous ces gens qui se sont donnés un mal de fou je pense aux ONG, aux associations pensaient avoir fait dix pas en avant et on a reculé de neuf, mais on en a fait au moins un. C’est ça qu’il faut retenir.
Fragil : Quels sont les enjeux d’une relation entre développement durable et culture avec des productions comme les vôtres ?
B.J. : Les générations passées n’étaient pas conscientes qu’elles allaient faire des erreurs, nous nous le savons aujourd’hui donc si nous continuons il va y avoir un problème. Si nous faisons semblant de ne pas voir les problèmes on nous accusera ! Pour ce qui est de la production culturelle, pour ce film par exemple, nous ne sommes pas vraiment soutenu par les média, la presse ne nous soutient pas, la presse cinéma encore moins alors que ce genre de film devrait être accessible au plus grand nombre. La presse de façon générale considère que c’est encore un film environnemental de plus, Libération nous a clairement dit « qu’à force de nous dire que la planète va crever, on va finir par avoir envie de goûter des pesticides en lisant du Claude Allègre. » Alors peut être qu’on a fait un navet, et il faut le dire, mais l’environnement reste important. Dans ces cas là par où rentre-t-on dans les consciences ?
Fragil : ...et l’école ?
Nous ne sommes pas passés par l’éducation nationale car c’est un système complexe et on ne peut pas tout dire. Nous avons des professeurs qui ont fait le choix d’acheter le film pour le passer en classe. C’est génial de se dire qu’une partie du film va passer devant des élèves. Le décalage entre la reconnaissance du message et l’inertie générale de la société est frustrant...mais cela rentre petit à petit dans les mentalités car des organismes comme le WWF ont fait des campagnes de communication. Il existe des projections publiques et privées et bien d’autres choses dont nous ne sommes pas au courant, j’espère que des particuliers ont utilisé ce film pour le montrer à d’autres !
Fragil : Comment le film a été accueilli depuis sa sortie le 10 novembre dernier ?
B.J. : Très chaleureusement quand le public le voit. Les salles s’ouvrent plus facilement mais bizarrement le public vient moins. Alors je m’inquiète un peu, je me dis que la problématique environnementale intéresse moins les gens.
Fragil : Quels sont vos projets à venir ?
B.J. : Un troisième film sur ce que la société civile peut faire, mais pour le moment nous ne souhaitons pas en parler plus que ça.
Propos recueillis par Stéphanie Dupin
Photos : David Guihéneuf
Site du Film Severn, la voix de nos enfants
[1] http://fr.wikipedia.org/wiki/David_Suzuki
[2] http://fr.wikipedia.org/wiki/Simplicit%C3%A9_volontaire
Bloc-Notes
-
«  Chasse fermée  » remporte le prix du public au palmarès d’Univerciné 2013
-
Hellfest 2013 : Fragil prend refuge dans le nid des enfers
-
La 7ème Vague ouvre le bal des festivals
-
Le sculpteur Yonnais Pierre Augustin Marboeuf expose à Nantes pour la première fois
-
Edito du 12 avril 2013 : du fond des abysses