RENCONTRE
Consciente et mouvante : la littérature colombienne d’aujourd’hui
Les Belles Étrangères 2010 au LU
Dans le cadre des Belles Étrangères 2010, William Ospina et Antonio Cabellero ont rencontré les nantais au Lieu Unique. Ce sont deux auteurs importants de la littérature colombienne. Fragil profite de la présence de ces deux « maestros  » pour les faire parler de l’histoire de la Colombie, marquée par l’absence et l’oubli.
Depuis 1987, le centre national du livre organise chaque année des rencontres avec des écrivains étrangers. L’objectif est de favoriser la découverte des littératures peu connues en France, et d’accompagner leur traduction et leur diffusion. Cette année, ce sont douze auteurs colombiens qui ont été invités à sillonner l’hexagone afin de partager avec les Français leur travail. À Nantes, le rendez-vous s’est déroulé au Lieu Unique le 19 novembre avec deux grands auteurs : William Ospina [1] et Antonio Caballero [2].
Le point commun entre ces deux écrivains réside dans la volonté d’éclairer les Colombiens à travers des écrits qui s’appuient de façon rigoureuse sur l’histoire du pays, et du continent américain en général. Ils sont devenus la conscience critique de la Colombie contemporaine. Leur travail a une importance capitale dans un pays où justement la méconnaissance de son passé ne permet pas à ses citoyens d’avoir une vision objective de leur territoire : difficile de faire face à la crise profonde que vit le pays depuis des siècles.
Ne pas avoir une identité fixée permet une plus large liberté d’action pour le futur.
Fragil : qu’est-ce la Colombie ?
Antonio Caballero : (hésitation)… Ce serait très long de répondre à cette question. La Colombie est un pays qui est en train de se construire, comme la plupart des pays de l’Amérique Latine. Les pays coloniaux, comme les pays africains ou l’Inde, sont des pays qui gardent une mentalité coloniale, et c’est un fardeau pour eux. Mais à l’inverse, les pays latino-américains ont un avantage sur les autres pays, car ils n’ont pas bien consolidé leur propre identité. L’identité comme nous la voyons tous les jours est dangereuse : elle mène à toutes ces guerres ethniques (comme dans l’ancienne Yougoslavie par exemple), ou à des guerres religieuses entre identités différentes. Au final, ne pas avoir une identité fixée permet une plus large liberté d’action pour le futur.
William Ospina : La Colombie est un pays qui pendant cinq siècles a été incorporé à la tradition occidentale ; mais elle a aussi un passé de vingt mille ans que pourtant elle ne connaît pas. C’est dû à l’arrivée des Européens : ils ont effacé beaucoup d’éléments qui lui étaient indispensables. Pendant des siècles la Colombie a essayé de construire sa modernité, sa démocratie, son idée de la république, mais elle conserve toujours des dettes avec cette modernité. Elle a exclu beaucoup d’éléments de ce qui la compose, non seulement des éléments indigènes et africains (qui sont fondamentaux) mais aussi des éléments de son territoire, de son environnement, de sa richesse et de sa diversité. La Colombie s’est laissé soumettre très facilement aux consignes du marché mondial. Mais c’est un pays très vif, très riche, très divers, très complexe. Ses problèmes peuvent être résolus car ce ne sont pas des conflits culturels ou religieux, mais des problèmes d’iniquité, d’injustice, de manque d’accès aux opportunités, de manque d’accès à l’éducation. Tout cela peut se corriger avec une véritable volonté de la part des dirigeants colombiens, ou de la population si elle prend enfin conscience de la nécessité d’un virage civilisé, pacifique et généreux.
Fragil : connaître en profondeur l’histoire de la Colombie implique-t-il systématiquement une posture pessimiste ?
Antonio Caballero : ce pessimisme ne concerne pas seulement la Colombie. L’histoire de tous les pays, de toute l’humanité, est une histoire affreuse, triste en général. Je me souviens d’un historien qui ayant rencontré quelqu’un qui se plaignait de façon pessimiste de l’horreur de l’histoire, lui disait : si vous aviez connu la Préhistoire !
Fragil : pourquoi l’histoire est-elle si importante pour un pays comme la Colombie ?
Si un peuple n’a pas conscience de son histoire, n’a pas de mémoire, il est un peu perdu dans la démence
William Ospina : Schopenhauer disait que la démence est la perte de la mémoire. C’est pour cela que nous, les êtres humains, avons toujours tellement peur face à la perte de la mémoire. Cette perte nous éloigne de nous-mêmes. La même chose arrive avec la mémoire collective, avec la conscience de l’histoire. Si un peuple n’a pas conscience de son histoire, n’a pas de mémoire, il est un peu perdu dans la démence. La Colombie subit cela… Pourtant, il est possible d’accéder à une conscience de ce passé qui est très riche. Mais nous n’avons pas fait l’exercice, non seulement de récupérer cette mémoire, mais de la partager. La plupart du temps, les grands documents de l’histoire de la Colombie restent dans les étagères de quelques experts. Ils ne sont pas partagés avec la communauté, on ne propose pas le débat, et l’on ne fait pas l’effort de s’approprier le patrimoine commun, parce que –les spécialistes- pensent que le pays appartient à quelques-uns, et que les autres n’ont pas le droit de savoir d’où ils viennent.
Entretien et photos par Juan Cardona
[1] Né à Padua en 1954, Ospina est connu comme poète, essayiste, traducteur et romancier. Il fait des études de droit à Cali, puis décide d’arrêter pour se consacrer à l’écriture. Il vit plusieurs années en Europe. En 2005 il publie son premier roman, Ursúa, première partie d’une trilogie. Cette œuvre, peinture de la colonisation espagnole en Amérique du sud, mêle la fiction avec nombre d’informations historiques recueillies par l’auteur lors de ses recherches. Actuellement il écrit une chronique dans le grand hebdomadaire colombien El Espectador
[2] Antonio Caballero Né à Bogotà en 1945, Caballero grandit entre la Colombie et l’Europe. Pendant sa jeunesse il fait des études en sciences politiques à Paris. Entre 1980 et 1990 il s’exile en Espagne afin de fuir la persécution que subissent les journalistes à l’époque en Colombie. Il a écrit un seul roman, Un mal sans remède, qui lui a demandé plus de dix ans. Caballero est connu principalement comme journaliste. Il est actuellement l’un des chroniqueurs les plus lus en Colombie.
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