Opéra : L’Or du Rhin (prologue)
Comment arrêter une roue qui tourne ?
Étalé sur 2 saisons, l’opéra fleuve de Richard Wagner, d’une durée totale d’une quinzaine d’heures réparties en un prologue et trois journées, est l’un des temps forts de cette saison à l’opéra national de Paris. Le cycle n’y avait pas été représenté dans son intégralité depuis 1957. Günter Krämer signe, de cette fable des origines, une mise en scène d’une puissante modernité, foisonnante en symboles et en références cinématographiques.
Inspiré des mythologies scandinaves et germaniques, La tétralogie de Richard Wagner montre des Dieux qui entrent dans un processus de guerre qui les conduit à leur anéantissement. En effet, en adoptant, volonté de puissance, quête de richesses et non respect de traités garants de leur éternité, ils accèdent à la condition humaine et deviennent mortels. La déesse mère Erda le rappelle à Wotan en proie à des dilemmes insolubles (« Alles Was ist endet »...Tout ce qui nait meurt : scène 4 de « l’or du rhin »).
Oser l’aventure de la tétralogie conduit à un fascinant voyage au cœur de consciences morcelées, qui n’est pas sans évoquer l’expérience littéraire de « La recherche » de Marcel Proust. Les deux œuvres entretiennent un même rapport au temps et à la durée. Le leitmotiv wagnérien, dans son principe de répétition, d’écho et de transformation est une correspondance sonore du souvenir et de la mémoire proustiennes. Ainsi, les dieux s’inscrivent-ils dans ce temps humain et programment leur propre mort.
Comme dans tout texte fondateur, l’opéra débute sur un acte originel. Le Niebelung Alberich dérobe l’or aux filles du Rhin parce que ces dernières se sont refusées à lui. Pour accomplir cet acte désespéré, manifestation de sa frustration, il doit renoncer à l’amour. L’or n’est plus cette matière ludique et esthétique qui fait briller le fleuve mais se transforme en un signe de toute puissance, le pouvoir repoussant l’amour.
Des dieux endettés, manipulateurs et capables de vol, sur quels autels va-t-on désormais célébrer leurs cultes ?
On mesure toute la modernité de cette scène fondatrice, dans un monde toujours en quête d’assouvissements matériels. L’aventure d’Alberich parvient aux oreilles du Dieu Wotan qui voit dans la possibilité d’un nouveau vol de cet or, un moyen de payer une dette aux géants, qui lui ont construit un somptueux édifice. Des dieux endettés, manipulateurs et capables de vol, sur quels autels va-t-on désormais célébrer leurs cultes ?
Günter Krämer interroge tous les symboles et les signes annonciateurs que recèle ce prologue, dans une mise en scène d’une grande richesse, peut être trop parfois, car en multipliant les interprétations, il fait parfois obstacle à l’imagination du spectateur. La représentation est toutefois fascinante et rend impatient d’en connaître la suite.
Des mains gantées de rouge qui s’agitent
Dans la nuit et le brouillard (Nacht und Nebel, niemand gleich), la première scène expose des mains gantées de rouge qui s’agitent, manifestation d’un désir aveugle. Sont-elles recouvertes d’un sang qu’on ne peut enlever ? Dans cette tragédie du pouvoir, la référence que l’on devine, à Lady Macbeth, est d’un pessimisme glaçant. Les filles du Rhin se balancent en d’ultimes instants d’insouciance.
Lors de la malédiction de l’amour par Alberich, un immense miroir descend des cintres, où les spectateurs se reflètent en une vertigineuse implication dans l’action. L’ambition et l’ordre social ne nous ont-ils pas fait renoncer parfois à ce que l’on a de plus précieux ?
A la scène 2, alors que les dieux s’agitent parce qu’ils ne veulent honorer la promesse faite aux géants en rétribution du château, c’est Loge, esprit du feu et diplomate, qui évoque le vol de l’or et la possibilité de s’en saisir. Ainsi, il y aurait quelque chose de plus puissant que le pouvoir des dieux. Loge endosse une robe de fille du Rhin et bat la mesure de leurs plaintes lors de la scène finale, grinçante dérision qui montre que tout sentiment a cédé la place à une ambition dévorante.
Entre la troisième et la quatrième scène, pendant la musique dite de « transformation », la déesse mère Erda apparaît et vient errer tristement sur scène : le crépuscule est déjà en marche.
Fable sociale
Grâce à l’or dérobé aux filles du Rhin et avant que les dieux ne s’en emparent, Alberich a fondé à Niebelheim, dans les profondeurs de la terre, un empire où il affirme sa toute puissance. C’est le règne de la domination de l’homme par l’homme, tournée toutefois en dérision par la couronne que le tyran porte, qui le fait ressembler à Ubu. Le peuple de travailleurs à Niebelheim est masqué, tout le monde se ressemble et le travail s’accomplit en une inquiétante chorégraphie au rythme pendulaire. La référence à « Métropolis » de Fritz Lang est explicite et ces esclaves anonymes construisent un monde désincarné.
A l’opposé de cette soumission, ceux qui ont construit le château des Dieux se révoltent à la scène 2 et exigent d’être payés. Ils jettent des tracts depuis les balcons du théâtre, dans un instant qui fait songer au début de « Senso » de Luchino Visconti. La référence au nazisme est assez discrète mais bien présente. Les dieux évoluent devant une sphère terrestre qu’ils parviennent à escalader grâce à une échelle. Des lettres sont posées à l’arrière plan. Celles ci prennent tout leur sens lors de la dernière image, où des athlètes en short, rescapés de quelque entrainement fasciste, investissent un échafaudage couleur or en brandissant dans le désordre les lettres qui composent le nom de Germania, la ville idéale selon Adolf Hitler : un horizon chargé de menaces.
A cette richesse dramaturgique répond la beauté de l’interprétation musicale. Philippe Jordan offre une lecture inspirée et pleine de nuances à la tête d’un orchestre en état de grâce. La distribution réunie est très homogène. On en retient toutefois la merveilleuse Fricka de Sophie Koch, bouleversante Charlotte de Werther en janvier dernier à Bastille. Elle sculpte les mots dans un chant d’une indicible beauté qui porte les traces de sa fréquentation du Lied. Son enregistrement des lieder de Franz Schubert et d’Hugo Wolf atteint les mêmes sommets (1 CD « le chant du monde » LDC 2781111). Peter Sidhom interprète de Alberich était un caverneux Klingsor à Nice en janvier. Il incarne un personnage trouble et inquiétant dans une composition toujours surprenante.
L’engrenage wagnérien est en route pour qui souhaite se perdre dans la vénéneuse beauté de la tétralogie, dont le parti pris, ici, semble de tendre un miroir à notre monde malade. Qu’en sera-t-il de la rédemption finale, lors des derniers accords du « Crépuscule des dieux » ?
Chronique : Christophe Gervot
Photos : Opéra national de Paris, Charles Duprat (en Une) et Elisa Haberer (en colonne)
Dates des représentations des autres journées de la Tétralogie :
- « La Walkyrie » 31 mai, 5,9,13,16,20,23,26 et 29 juin 2010 à 18h
- « Siegfried » 1, 11,15,18, 22 et 30 mars à 18h et 6, 27 mars 2011 à 14h
- « Le crépuscule des dieux » 3, 8,18 ,22, 3O juin à 18h et 12, 26 juin 2011 à 14h
Bloc-Notes
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