Théâtre et Politique
Looking For Henry Kissinger : un paradoxe de la démocratie.
Rencontre avec Juan Pablo Miño, en compagnie de Aurélia Delescluse et Amandine Dolé du collectif Extra-Muros.
Un homme politique qui se voit remettre le prix Nobel de la Paix pour sa participation aux Accords de Paris sur le retrait des troupes américaines du Vietnam la même année où il soutient officieusement la dictature au Chili, voilà un paradoxe démocratique qui peut donner lieu à beaucoup de controverses. C’est d’ailleurs le caractère très dramaturgique de cette ambiguïté qui a inspiré Juan Pablo Miño pour la mise en scène de Looking For Henry Kissinger au Théâtre Universitaire de Nantes.
Ce paradoxe-là, je me disais qu’il avait assez de force pour donner quelque chose sur scène
C’est juste une figure d’un individu lambda qui souffre de ne pas comprendre ce qui se passe autour de lui, de ne pas donner de sens à sa vie
Fragil : Qu’est ce qui vous a incité à mettre en scène « Looking for Henry Kissinger » ?
Ce qui m’a incité à mettre en scène le personnage d’Henry Kissinger, c’est notamment le fait qu’il ait eu le prix Nobel de la Paix la même année où il soutient officieusement Pinochet. Kissinger a participé aux Accords de Paris sur le retrait des troupes américaines au Vietnam. Donc quelque chose qui n’a rien à voir avec l’Amérique Latine. En même temps, l’administration américaine, dans ces années-là, va soutenir la mise en place de la dictature dans plusieurs pays. Elle va aussi financer la coordination des polices et des services secrets de ces pays, pour traquer les militants dissidents, y compris en enseignant la torture. Donc un soutien financier et militaire. C’est le point de départ de la pièce. Je pense que c’est cela qui m’a interpellé au départ, c’est un vrai levier dramaturgique. Ce paradoxe-là, je me disais qu’il avait assez de force pour donner quelque chose sur scène. Quelque chose que l’on peut traduire symboliquement dans du théâtre. Sinon, ce qui est fort avec le personnage de Kissinger, c’est qu’il est encore légitime aujourd’hui, du coup l’injustice qu’il représente aussi, à savoir qu’il a fait en toute impunité des actes répréhensibles. C’est encore fort aujourd’hui de le dire car il n’a pas encore été confondu.
F : D’ailleurs, n’est-ce pas difficile de faire une pièce sur un personnage encore vivant ?
L’époque dont on parle, c’était il y a une quarantaine d’années. La représentation n’est pas biographique, donc ça n’a pas d’importance. Finalement, cela parle plus du contexte dans lequel il était et de ce qu’il représente aussi : une certaine forme d’exercice du pouvoir.
F : Le nom du deuxième personnage, Henry Regnissik, est une anagramme de Kissinger. Est-une façon de dire que c’est son opposé ?
Regnissik c’est un peu une connerie (rire), il lui fallait un nom. J’ai voulu qu’ils s’appellent Henry tous les deux parce que je trouvais ça arbitraire de l’appeler Claude ou Janine. Ce ne sont pas des miroirs, des opposés stricts, c’est juste que la construction de la scène est faite comme cela. Il y a un monde qui se raconte (celui de Kissinger), puis l’autre (celui de Regnissik), qui alternent. Du coup qu’ils s’appellent tous les deux Henry leur donnait au moins un parallèle dans le temps. Ce sont deux histoires qui se déroulent en même temps.
F : Est-ce une manière de montrer deux facettes du monde ? D’un côte un personnage qui est au cœur de la politique et de l’autre, un personnage qui la subit ?
Oui, ce sont deux sphères qui s’ignorent complètement, et qui n’ont pas la même importance. Et là dans la pièce, on ne leur fait pas subir le même traitement. Celui que l’on donne au monde politique est plutôt sur le ton de la satire, de la critique etc. Alors qu’on est plus dans l’ordre du sensible pour ce qui est de Regnissik. Finalement, on a choisi ce nom à l’envers, parce qu’il lui fallait un nom, or Regnissik n’a rien à voir avec Kissinger. C’est juste une figure d’un individu lambda qui souffre de ne pas comprendre ce qui se passe autour de lui, de ne pas donner de sens à sa vie, y compris quand il se passe des choses atroces, comme ce que fait Kissinger par exemple. Même ça, cela ne le fait pas se dresser. S’il réagit, c’est quelque chose de l’ordre de la dignité, ce n’est pas une action politique concrète.
F : Plusieurs personnages sont mis en scène, notamment Kissinger, Regnissik, Nixon etc. Or c’est un monologue. N’aurait-ce pas été plus simple avec plus d’acteurs ? Est-ce une sorte de défi ?
Au départ, je voulais faire une pièce seul, parce que c’était mon envie. Du coup, l’écriture s’est adaptée. Par ailleurs, j’ai rarement vu des monologues qui m’ont plu. J’avais envie de m’amuser à faire les personnages dès le départ. Jouer plusieurs personnages, c’est quelque chose de jouissif. A l’origine, c’est une idée personnelle, je n’en avais parlé qu’à Benjamin (le musicien, NDLR), je lui avais demandé de faire la musique et il a donné son accord. Ensuite, d’autres personnes du collectif ont adhéré à mon projet et m’ont aidé pour la mise en scène. Le projet s’est collectivisé, l’écriture et la mise en scène ont pu évoluer.
F : Il y a un grand carré blanc disposé sur scène lors de la représentation. A-t-il une signification particulière ou est-ce uniquement un repère pour la mise en scène ?
Je ne vais pas dire aux gens qu’une interprétation est fausse. On a tous des images, je laisse les gens en faire ce qu’ils veulent. Mais dans l’intention, c’est plus pour créer un code de jeu où j’alterne entre deux états. Quand je suis hors du cadre, je suis à nouveau moi-même en tant que comédien, je peux avoir une certaine forme de rapport au public ou à Benjamin. Elle n’est pas la même quand j’incarne un personnage à l’intérieur du cadre, là on retrouve une forme de théâtre plus traditionnelle. Finalement, le cadre blanc peut représenter les délimitations de l’appartement de Henry Regnissik, celles du bureau de Nixon, mais aussi l’enfermement dans lequel chacun se trouve. Des gens nous ont même parlé de l’image d’un ring : un comédien qui se prépare hors du cadre et qui entre sur scène, par analogie avec un boxeur qui se prépare pour un match.
Ensuite, il y a une forme d’oppression dans ce carré, mais nous n’avons jamais été tentés de jouer l’enfermement. Par ailleurs, dès que je sors du cadre mais pas de scène, cela permet symboliquement de montrer que j’ai un regard sur ce que je viens de jouer et qu’il y a une distanciation, un second degré apporté par le fait que je sorte du carré. Je ne m’identifie ni à Henry Kissinger ni à Henry Regnissik. Et, à un moment donné, on rompt ce carré, c’est parce qu’on avance en peu plus dans l’ambiguïté entre rapport public, rapport entre les personnages, rapport avec le musicien qui s’esquisse un petit peu. Cela crée une petite confusion sur le discours politique de ma part et le discours sensible du personnage que j’incarne.
propos recueillis par Antoine Bernier ;
photos : Ludovic Failler ;
Ecoutez la capsule sonore ci-jointe qui présente le collectif Extra-Muros.
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