Philosophie au Lieu Unique à Nantes
Reportage au coeur des Rencontres de Sophie 2010
Comme tous les ans, l’association Philosophia investit le Lieu Unique pour proposer à Nantes une philosophie accessible à tous, autour d’un thème donné. Cette année, du 5 au 7 mars, les Rencontres de Sophie se sont tournées vers «  Les autres  », à l’heure où la peur de la différence et le repli sur soi concurrencent le vivre ensemble et l’ouverture aux «  autres  ». Reportage au cœur de cette dixième édition des Rencontres de Sophie, en allant à la «  rencontre  » des acteurs, des organisateurs, et du public de l’événement de philosophie populaire à Nantes.
La quarantaine de chaises installées à quelques mètres de l'estrade semblent moins perturber l'orateur que la caméra qu'il fixe avec inquiétude
Lorsqu’on arrive au Lieu Unique le premier jour, le bar est à son habitude, et seuls deux grands panneaux semblent indiquer qu’à l’étage se déroule un événement particulier. La philo, ça se mérite, et il nous faut gravir le grand escalier qui court derrière le bar pour arriver dans le « petit salon ». Là, le décor est planté et l’atmosphère de l’événement, à la fois élégante et bon enfant, chaleureuse et raffinée, se révèle et ne disparaîtra pas du week-end.
Le “petit salon”
Les murs exposent les photographies de Samuel Boche pour qui « la photographie dite "de rue" n’est pas sans l’Autre » ; des portraits ou « traces d’individus » glanés au cours d’une immersion dans sept villes britanniques. La vaste salle est parcourue de petites tables où quelques personnes échangent calmement autour d’un thé, ou d’une part de gâteau. Car, si la pièce est plutôt calme, les odeurs de tartes et autres quiches, de thé et de café, la remplissent et la rendent tout de suite sympathique. C’est le forfait de « La cuillère en coin », un nouveau restaurant nantais, qui s’occupe derrière le bar, à régaler public et conférenciers. « Les gâteaux sont tous faits maison ! » clament-ils à l’estomac indiscret. Plus loin, la librairie Vent d’Ouest a étalé sur tables et bibliothèques une quantité impressionnante d’ouvrages philosophiques. Vent d’Ouest est la librairie « officielle » du Lieu Unique, celle qui est d’habitude en cage au rez-de-chaussée. Chaque événement ou colloque que propose le Lieu a droit à sa sélection de livres en lien avec la thématique. Il y a donc là les grands classiques de la philosophie, beaucoup d’auteurs inconnus, mais aussi des publications « d’amis » de l’Université et bien sûr ceux des intervenants du week-end. En cherchant un peu, on trouve dans un coin de la pièce des petits coussins et quelques casques audio qui témoignent de la volonté des Rencontres d’élargir les façons d’aborder la philosophie. La web-radio d’Arte « arteradio.com » propose ici une petite dizaine de reportages sonores sur le thème des Autres au travers de portraits, de témoignages ou de l’univers sonore d’un lieu de vie.
L’ABéCédaire des autres
Sur un pan de la pièce, une double porte à hublots laisse entrer et sortir un bon nombre de personnes à un rythme régulier. Derrière se déroule l’ABéCédaire, des mini-conférences de vingt minutes chacune, respectant scrupuleusement l’ordre alphabétique. Certaines lettres étant plus périlleuses que d’autres, les conférenciers ont rivalisé d’ingéniosité pour les soumettre au thème des « Autres ». On discute donc ici Barbare et Citoyen, Femme et Lancer de nain, Monstre ou encore Xénophilie. La quarantaine de chaises installées à quelques mètres de l’estrade semblent moins perturber l’orateur que la caméra qu’il fixe avec inquiétude, y étant moins habitué. C’est la caméra de Philosophies TV, partenaire des Rencontres, qui capte les conférences pour les diffuser sur son site. Ces mini-conférences sont aussi enregistrées pour être ensuite publiées par la maison d’édition nantaise M-Editer, certaines seront en podcast sur le site internet. Le public vient ici en piochant quelques lettres au gré de ses envies, pour ce que lui évoque le thème abordé, ou le nom de l’intervenant. Les vingt minutes écoulées, certains s’empressent de laisser leur place à ceux qui attendent, d’autres semblent décidés à ne pas quitter le lieu du week-end pour ne manquer aucune lettre. En coulisse, on rassure le conférencier précédent, inquiet de savoir s’il n’était pas trop technique, s’il était assez clair.
La philosophie au LU, pour croiser les publics
De l’autre côté du « petit salon », derrière un mur, une étonnante scène intrigue. Deux groupes de personnes se font face, allongés sur des transats. Il est ainsi possible, dans le même espace, d’assister à la projection de deux films simultanément, chacun étant diffusé sur une toile différente. Durant le week-end, l’après-midi et jusqu’en début de soirée, les courts-métrages se succèdent. Faisant de 5min à presque une heure, les films expérimentaux ou documentaires sont programmés par l’association nantaise de cinéma expérimental Mire. « Il y a des gens qui ne viennent aux Rencontres de Sophie que pour les projections » nous explique Isabelle Schmitt, chargée de la communication et de la programmation de la philosophie au Lieu Unique, qui invite les badauds à s’asseoir et leur distribue le programme. La collaboration entre l’association Philosophia et le Lieu Unique s’est renforcée ces dernières années, notamment par l’ajout artistique et créatif du LU aux contenus philosophiques. C’est d’ailleurs à Mme Schmitt qu’on doit l’exposition de photos, ou la première soirée sur le thème de l’exil et de l’étranger, avec la présence du cinéaste Sylvain George. « Je me suis passionnée pour ce projet, avoue-t-elle. Au Lieu Unique, nous sommes un peu les spécialistes du croisements des publics, et il était pour moi important que de plus en plus de gens aient accès à la philosophie. Tout le monde peut y trouver du plaisir, il est donc important de créer un environnement qui puisse accueillir un public multiple ». Un public en effet très large puisqu’est aussi proposé pendant le week-end un atelier philo-enfant, toujours sur le thème des Autres, pour « maintenir vivace la flamme du questionnement, de la curiosité intellectuelle, et l’aptitude à penser par soi-même ».
Une demande intergénérationnelle, ou presque
une dame plutôt âgée en profite pour faire une sieste, ses ronflements font sourire
Si l’installation de ces Rencontre de Sophie promet beaucoup, le public paraît plutôt clairsemé en ce premier après-midi. Mais la personne qui nous indique l’amphithéâtre rassure le chaland inquiet de déranger la conférence inaugurale, qui a déjà commencé. « On ne vous remarquera pas » dit-il. Il ne croit pas si bien dire. Une fois la porte poussée, celle-ci révèle un amphi plein à craquer. On s’assoit jusque dans les marches, et certains restent même debout, au fond. Ici, l’éloquence savante, et amplifiée, de Myriam Revault d’Allonnes domine les faibles troubles des arrivées qui ne s’arrêtent pas. Le public est disparate, les lycéens et étudiants se fondent parmi d’autres semblant avoir quitté les bancs de l’école depuis un certain nombre d’années. Tous prennent des notes. Les personnes ayant entre 30 et 50 ans sont clairement sous-représentées, une absence qui se verra confirmée durant tout le week-end. Au travail ou ailleurs, « ils sortiront un peu plus tard, quand les enfants seront partis » me souffle une retraitée. Les sièges semblent assez confortables pour qu’une dame plutôt âgée en profite pour faire une sieste, ses ronflements font sourire. En bas, sur la scène, l’agencement est minimal : l’affiche de ces Rencontres est projetée sur une immense toile et la conférencière fait face au public, assise derrière une table en bois où sont étalées ses notes et une bouteille d’eau. La conférence se termine sous des applaudissements nourris. L’heure est aux questions, « même les naïves » précise l’organisateur.
Une première conférence difficile
A la fin de la conférence, le « petit salon » s’anime, le brouhaha des discussions emplit les murs et on feuillette quelques pages en dégustant une part de gâteau. Les étudiants et lycéens, apparemment là pour l’après-midi, se dirigent vers la sortie. Au pas de la porte du Lieu unique, ils discutent de cette conférence qui semble en avoir laissé certains dubitatifs. « J’ai décroché, témoigne une lycéenne en terminale L à Clémenceau, ce n’était pas assez vivant et ça ressemblait trop à une dissertation. En plus, les réponses aux questions posées étaient décevantes ». « C’était intéressant, mais je n’ai pas tout compris, souligne son amie, je ne suis pas sûre de revenir ». D’autres pourtant ont « bien aimé », comme cet étudiant en première année de philo à Nantes qui se prépare à un « marathon philosophique » ce week-end. Un professeur de philo au Lycée Expérimental de Saint Nazaire synthétise les réactions de ses élèves : « La conférence était dense et exigeante, mais ils sont satisfaits d’avoir rencontré un philosophe en action. Certains ont sans doute décroché parce que c’était intense et difficile, mais ça ouvre des pistes de réflexion, des thématiques, et ce sera intéressant de reparler de tout ça ensemble. »
Rencontre avec Guillaume Durand, président de l’association Philosophia
la philosophie participe à la création d'un débat public qui est vital pour nos démocraties
Dans le « petit salon », Guillaume Durand, président de l’association Philosophia, s’octroie une petite pause assis à une table. Il comprend la réaction du public, pour lui cette conférence inaugurale aurait pu être la conférence de clôture : « brillante mais très exigeante ». Mais il souligne : « lorsqu’on reçoit un enseignement, un discours, on peut avoir l’impression de ne pas avoir accroché, de ne pas avoir suivi jusqu’au bout, mais c’est au fur et à mesure que les éléments de ce discours vont revenir, s’éclaircir. » Il faut donc se laisser le temps de digérer les thèmes abordés, laisser la pensée se décanter. Un travail de la pensée qui est pour lui nécessaire aujourd’hui, et qui explique le retour du grand public vers la philosophie. « La philosophie est un exercice de raison basé sur l’argumentation, le dialogue, le recul critique et non sur la persuasion, l’émotion, les sentiments, comme il peut y en avoir dans la communication politique d’aujourd’hui par exemple. La réflexion est désintéressée, l’enjeu n’est pas de prendre le pouvoir sur l’autre mais de trouver une vérité, de s’entendre. Alors la philosophie participe à la création d’un débat public qui est vital pour nos démocraties. C’est le sens du retour du grand public vers la philosophie, il a le sentiment que c’est ici que se joue un vrai débat et donc le vrai exercice de la démocratie. » Et l’audience des Rencontres de Sophie en témoigne, 4000 personnes sont attendues ce week-end, comme chaque année. Une attente qui permet à Guillaume Durand et l’association Philosophia de soutenir des idées nouvelles pour l’avenir.
Du nouveau pour la philosophie à Nantes
« Organiser des ateliers d’écriture, des ateliers de réflexion, des nuits de la philosophie, on a encore plein d’idées. Dans deux ans, il y aura sûrement un nouvel événement sur Nantes. Je ne peux rien vous dire encore, mais ce sera quelque chose de totalement nouveau et dans la même idée : ouvrir le public à la réflexion, à la littérature, à l’écriture, à la philosophie, au cinéma. » Pour l’instant, il faut veiller à ce que tout se passe bien : aller chercher les intervenants à la gare, à ce qu’ils soient bien accueillis ici, à la présentation des conférences... Et il travaille déjà, avec les membres de l’association, à ce que sera la prochaine édition. De la recherche de nouveaux partenariats aux réunions mensuelles avec l’asso, c’est pour Mr Durand près de deux heures par jour consacrés à Philosophia. Mais la reconnaissance de l’événement par la profession, et au-delà, est une satisfaction. « Quand j’ai commencé, les personnes que j’abordais me regardaient un peu comme un extra-terrestre. On me disait : "Ah bon, de la philosophie pour le grand public ? C’est à l’Université ?" " Non non, c’est dans un lieu où l’on fait du théâtre, de la danse, du hip hop, du slam...", c’était difficile ! Aujourd’hui, ça l’est beaucoup moins ».
Il est l’heure de quitter le Lieu Unique. Ce soir, un ciné-philo est organisé. On y diffuse un film qui sera suivi d’une conférence. Une façon d’attirer un nouveau public, et de faire comprendre que le questionnement philosophique peut porter sur tout. A Philosophia, on espère peut-être qu’ainsi la réflexion se poursuivra au-delà de l’événement et de l’enceinte du Lieu Unique.
Jean-Paul Deniaud
Photos : Valérie Pinard et Emilie Le Moal
Photo de G. Durand : Mélanie-Jane Frey
Site de l’association Philosophia
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