FESTIVAL DU CINEMA ESPAGNOL 2009 - Nantes
Au croisement de la mémoire et de l’histoire
Rencontre avec Albert Solé, journaliste et réalisateur catalan
Élu meilleur documentaire espagnol en 2009, Bucarest, la mémoire perdue du réalisateur catalan Albert Solé est une œuvre personnelle et universelle à la fois. Réflexion sur la nature de la mémoire, quête de la mémoire familiale et de la figure du père, ce film apporte également sa contribution à l’écriture de l’histoire récente de l’Espagne.
Venu à Nantes en 2008 pour présenter un documentaire sur le problème de l’eau dans le monde, le réalisateur Albert Solé nous revient avec une œuvre poignante et beaucoup plus personnelle, inspirée par la figure de son père Jordi Solé Tura, atteint de la maladie d’Alzheimer. Dans une lutte contre l’oubli, le réalisateur dresse le portrait de son père, homme politique catalan, dont le parcours illustre un large pan de l’histoire espagnole récente. Fruit de deux ans de travail, le documentaire Bucarest, la mémoire perdue nous entraîne dans un "processus de récupération de la mémoire familiale et de celle du pays"
Portrait du père
Face à la perte de mémoire, à l’effacement progressif des souvenirs de son père, Albert Solé a ressenti le besoin de se replonger dans " l’album de famille ", de revisiter ses souvenirs d’enfance à la recherche de la mémoire familiale. Pour la transmettre à sa fille, la petite-fille de Jordi Solé Tura, qui sinon ne connaîtra jamais vraiment son grand-père. Car la maladie d’Alzheimer compromet la transmission toujours difficile entre les générations, en entraînant une dépersonnalisation progressive des malades, dont les traits de caractère s’altèrent.
Bucarest, la mémoire perdue lutte contre cette dépersonnalisation et dresse le portrait de Jordi Solé Tura à travers des images d’archives et les témoignages des nombreuses personnes, membres de la famille, amis, hommes politiques, qui l’ont connu. La voix off est celle d’Albert Solé qui nous guide au milieu du dédale d’images du présent et du passé qui se télescopent. Son père n’est déjà plus en mesure de témoigner de "l’intensité de sa vie et de la recherche de justice sociale permanente" qui l’a guidé, précise son fils. Ce film est donc une "revendication de la figure publique de Jordi Solé Tura".
Mémoire personnelle et mémoire collective
A travers la vie et l’œuvre de Jordi Solé Tura, c’est aussi l’histoire d’une partie de l’Espagne qui nous est racontée – celle des opposants au régime de Franco pendant les années 50 à 70, celle de la Gauche et du Parti communiste espagnol (PCE), dont Jordi Solé Tura a été l’un des membres actifs.
Bucarest, la mémoire perdue nous entraîne dans un "processus de récupération de la mémoire familiale et de celle du pays"
Président du PCE de 1960 à 1982, Santiago Carillo livre un témoignage précieux sur cette période de la vie de Jordi Solé Tura. Comme de nombreux opposants au franquisme, ce dernier a dû s’exiler dans les années 50 et vivre dans la clandestinité. Cette vie clandestine, à Paris puis en Roumanie, a fortement marqué sa famille et notamment son fils : né en 1962 à Bucarest sous un faux nom, Albert a été officiellement déclaré né à Budapest, en Hongrie. Un brouillage des cartes justifié par le fait que son père était alors l’une des voix de la seule radio opposante qui parvenait à émettre sur le territoire espagnol, Radio Pirenaica, dont il fallait à tout prix cacher le lieu réel d’émission : Bucarest.
Mais le nom de Jordi Solé Tura reste aussi inséparable de celui de la Transition démocratique espagnole, ce processus exemplaire qui permit de liquider en douceur les institutions franquistes et d’instaurer un régime démocratique. En tant que représentant communiste et juriste éminent, il fut en effet l’un des principaux rédacteurs de la Constitution espagnole de 1978, l’actuelle loi fondamentale, qui fut élaborée par la voie du consensus et posa les bases des nouvelles institutions espagnoles. Un consensus qui conduisit J.S. Tura à siéger à la même table que l’ex-Ministre franquiste de l’Information et du Tourisme, Manuel Fraga Iribarne, qui a accepté de témoigner dans le documentaire. Un consensus qui obligea à de nombreuses modifications du texte de la Constitution et favorisa la version la plus "ambivalente", capable de contenter tout le monde.
Avec le recul, Albert Solé parle d’une enfance passée "entre deux dictatures" et porte un regard assez désabusé sur la révolution, sur les luttes au sein du parti communiste espagnol dont son père finira par être exclu, sur la valeur de tous les sacrifices consentis par les militants. « Cela a-t-il valu la peine ? », demande-t-il à Jorge Semprún, le célèbre écrivain qui fut membre du PCE également, ou à Miguel Nuñez, " révolutionnaire professionnel ", plusieurs fois arrêté, emprisonné et torturé sous Franco.
Les fantômes du passé
le film comporte des éléments universels - un fils à la recherche de son père – mais son succès est symptomatique d’un besoin de mémoire présent chez toute une partie de la population espagnole
Récompensé par le Goya 2009 du meilleur documentaire espagnol, diffusé à la télévision, Bucarest, la mémoire perdue a su émouvoir de nombreux Espagnols et faire écho à leurs propres souvenirs. Un peu surpris par ce succès, lui qui avait " démarré petit ", Albert Solé sait que son film comporte des éléments universels - un fils à la recherche de son père – mais que son succès est également symptomatique d’un besoin de mémoire présent chez toute une partie de la population espagnole.
La mémoire de la Guerre civile (1936-39) et des Républicains a en effet été étouffée dans le compromis avec les anciens franquistes. Or les fantômes du passé refont surface depuis quelque temps : la vive polémique autour de La Loi sur la mémoire historique (votée en 2007) qui vise à réhabiliter les victimes de la Guerre civile et de la dictature franquiste en témoigne largement. Mais l’intérêt de ce documentaire est aussi d’éclairer le processus qui a fait passer un pays soumis à une dictature pendant plus de 35 ans au statut d’état moderne et démocratique, même si tout n’est pas encore parfait.
Emilie Le Moal
Lien vers le site du Festival du Cinéma Espagnol de Nantes
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