
Rencontre avec Yuri Landman, luthier expérimental
Yuri Landman : des guitares et des hommes
Yuri Landman, guitariste de noise rock et dessinateur de bandes dessinées néerlandais, a mis de côté sa guitare et ses crayons il y a une dizaine d’années pour se consacrer à la lutherie, “art universel” car “combinaison de musique, de sciences et d’arts visuels”. De formation scientifique, passionné de physique, Yuri Landman nourrit son travail d’innombrables théories acoustiques, scientifiques (Helmholtz, Chladni, Jenny) ou plus ésotériques (Partch). Dans cet entretien-fleuve, celui dont les instruments sont joués par la crème des guitaristes alternatifs, Lee Ranaldo [1] en tête, nous parle de son travail, de ses guitares et des rapports féconds qu’il entretient avec les musiciens qui les lui commandent, mais aussi d’harmoniques, de consonance et de tempéraments.
C’est après avoir terminé la Moodswinger que j’ai commencé à m’intéresser à la physique.
Mes instruments ne sont pas des bizarreries un peu snob ou des expériences ennuyeuses d’acoustique microtonale !
La nature décide de ce qui est consonant.
Il faut faire la distinction entre ce qui ne sonne faux que de manière subjective, et ce qui est faux objectivement.
Nous sommes ‘endoctrinés’ par le tempérament égal, parce que nous sommes perpétuellement baignés dans un flot de musique enregistrée.
Fragil : Depuis quand es-tu luthier ?
J’ai commencé à faire des guitares en 2000, juste après avoir quitté le groupe Zoppo. Pendant des années, j’avais joué sur des guitares préparées en studio, mais je n’arrivais jamais à reproduire leurs sons correctement sur scène. Les tournevis glissaient, les amplis n’étaient jamais les mêmes… Le feedback était aussi un gros problème sur les petites scènes ; le fait de préparer sa guitare créait souvent un effet d’overdrive assez malvenu. Les instruments faits maison me permettaient de résoudre assez facilement tous ces problèmes.
Ma première guitare, la Black Overtone Zither, était un instrument très rudimentaire. Je l’avais construite à partir d’un pied de table. Je l’avais peinte en noir, y avait vissé quelques parties en acier du mieux que je pouvais, et avais ajouté sur le manche un vieux rail de rideau, dont les crochets me permettaient de pincer les cordes. Le travail du métal étant assez différent de celui du bois, l’instrument ne fonctionnait pas très bien. Il était impossible à accorder. Sa sonorité était pourtant très bonne, bien que très atonale, et il était possible d’en faire quelque chose.
Fragil : Quelles sont tes principales guitares, et pour qui les as-tu imaginées ?
J’ai commencé par la Moodswinger. C’est celle que j’ai faite pour Aaron [Hemphill] des Liars. La Moonlander a été faite pour Lee Ranaldo. Et puis, j’ai fait une Bachelor QS pour Jad Fair. Un instrument très bizarre, et un de mes préférés… La quatrième était ma guitare stéréo, la Springtime, qui est mon plus grand succès commercial. Elle est assez facile à jouer, pour un guitariste standard, et ne nécessite pas de grandes connaissances en physique.
Fragil : Tu as donc travaillé avec Lee Ranaldo !
Après Liars, j’ai approché l’équipe de Sonic Youth pour leur proposer quelque chose de similaire. Mon message a été transmis, et dès le lendemain, je recevais un e-mail de Lee Ranaldo, qui disait qu’il était intéressé par une version électrique d’une guitare-harpe, une guitare avec un ensemble cordes résonantes additionnel. Un mois plus tard, je le rencontrai lors d’un festival aux Pays-Bas, et lui présentai quelques croquis. Il s’est montré très enthousiaste, et a tout de suite accepté le projet. Six mois plus tard, la guitare était prête. Je rencontrai de nouveau Lee, à l’été 2007, et lui donnai l’instrument. La Moonlander est un instrument très bizarre, mais vraiment spectaculaire. Il produit un son très massif et très large… Il donne l’impression d’être dans une cathédrale !
Fragil : D’où tires-tu ton inspiration ?
Je discute avec les musiciens qui le souhaitent, et leur propose quelques idées, ou bien leur montre quelques modèles rudimentaires, à partir desquels nous travaillons. La Twister d’Enon, par exemple, est une version améliorée de la Springtime. Mes lectures à propos de physique et les bruits que j’entends au quotidien sont également une source d’inspiration ; je me demande toujours comment je pourrais les intégrer au sein d’un dispositif tonal.
Je me suis par exemple récemment intéressé aux figures acoustiques de Chladni [2] et au travail cymatique de Hans Jenny [3], et j’essaie d’appliquer ces phénomènes physique à la construction d’objets musicaux. Les expériences de Jenny montrent par exemple que bruit blanc [4] n’existe pas réellement. Il a toujours tendance à prendre une certaine configuration. Au cœur du bruit blanc, des “fleurs” apparaissent. C’est ce qui explique pourquoi les fans de rock aiment l’atmosphère musicale produite par des guitares électriques jouées à plein volume. Quand tu es dans un groupe, et que tout le monde parle, tu es capable de te concentrer sur la voix d’une seule personne. Un fan de hard rock fait la même chose. Il fait abstraction du “bruit”, et il n’écoute que les “fleurs” harmoniques en son cœur. Ces figures correspondent exactement à la gamme de la Moodswinger, qui est aussi la gamme du Guqin, un instrument de musique de la Chine Antique.
Fragil : Tu sembles très intéressé par les rapports entre physique et musique. Quand as-tu commencé à explorer ces rapports, et comment les intègres-tu à ton travail ?
C’est après avoir terminé la Moodswinger, version plus aboutie et plus “mathématisée” de ma première guitare, que j’ai commencé à m’intéresser à la physique, et à tenter de transcrire ses principes en termes musicaux. C’est vraiment une histoire étrange… que moi, guitariste de noise rock, découvre accidentellement une cohérence très claire entre des principes physiques et le noise rock joué à un volume très élevé, d’une manière telle que personne ne l’avait décrite auparavant. Les musicologues suivent généralement l’opinion de Cage [5] selon laquelle chaque son est beau, et que sa beauté ne dépend que de l’oreille que l’on y prête. Je ne suis pas d’accord avec cela. La théorie qui fonde mon travail avec le “troisième chevalet” [6], que j’ai moi-même clarifiée à partir de principes musicaux de la Chine Antique et des travaux d’Harry Partch [7] le montre bien.
Mes instruments ne sont pas des bizarreries un peu snob ou des expériences ennuyeuses d’acoustique microtonale pour autant ! Je pense toujours à la couleur du son, et à comment je pourrais l’enrichir en construisant des dispositifs instrumentaux tonaux. La physique n’est qu’un moyen pour atteindre cet objectif !
Fragil : Tu refuses donc l’idée que la consonance, l’harmonie ou la “beauté” d’intervalles musicaux soient largement une norme culturelle, et que tout son puisse être considéré comme beau, si l’on s’émancipe de cette norme ?
Cage est le héros de beaucoup d’amateurs de musique d’avant-garde. Je l’aime aussi, mais je réprouve cet enthousiasme aveugle depuis que je me suis rendu compte que son opinion n’est pas du tout fondée. Ce n’est pas la perception de l’homme qui “fait” le beau. La nature décide de ce qui est consonant, et nous, partie de la nature, préférons les règles qu’elle nous dicte, avec une légère tendance à la déviation que l’on appelle le goût. Prenons par exemple un mi. La série de ses harmoniques, de la plus forte à la plus faible, est la suivante : mi, mi, si, mi, sol dièse, si, ré, mi, fa dièse, sol dièse… Regarde bien le début de cette série : tu reconnaîtras l’accord parfait majeur [8]. L’homme n’a pas inventé cet accord, c’est la nature qui l’a fait.
Beaucoup de musiciens occidentaux croient Cage quand il dit que la consonance n’est qu’une norme culturelle. Mais il faut faire la distinction entre ce qui ne sonne faux que de manière subjective, et ce qui est faux objectivement. Les développements culturels mènent à des convictions esthétiques sur ce qui est beau et ce qui ne l’est pas. En 1949, Adiaan Fokker, un célèbre physicien hollandais, a fait des tests avec le tempérament mésotonique [9] et le tempérament égal [10]. L’auditoire à qui il avait fait écouter ces deux tempéraments avait majoritairement préféré le premier. En 2008, je suis allé à une conférence. Le même test a été fait, et l’auditoire a cette fois opté pour le second. Mon avis, c’est que nous sommes “endoctrinés” par le tempérament égal, parce que nous sommes perpétuellement baignés dans un flot de musique enregistrée. Les membres de l’auditoire de Fokker n’étaient pas submergés de musique comme nous le sommes aujourd’hui. Le tempérament égal ne sonne juste que parce qu’il est notre norme culturelle, en Occident, mais il est objectivement faux, dissonant. Pour empêcher la confusion, il serait bon qu’on distingue “consonance normative” et “consonance objective”.
Fragil : Pourtant, l’histoire de la musique montre que l’idée même de consonance, qu’elle recouvre ce que tu appelles “consonance normative” ou ce que tu appelles “consonance objective”, est tout ce qu’il y a de plus culturelle ! Les Grecs Anciens, par exemple, pensaient que seules l’octave, la quinte et la quartes étaient “divines”, et donc consonantes. Ce n’est pas avant le XVIe siècle que la tierce et la sixte majeures ont été considérées comme telles !
J’ai lu ça, moi aussi, mais j’ai des doutes à propos de cette histoire. Les Chinois, 2000 ans avant notre ère, utilisaient déjà la tierce et la sixte majeures, la tierce mineure, et même l’intervalle de rapport 8/7.
Ce que les Grecs faisaient, c’était du calcul, pas de la musique. Ils voulaient créer un système musical transposable dérivé d’un calcul qui était, somme toute, assez intelligent. Ils ont dû ce faisant abandonner la tierce majeure, le rapport 5/4. Cela ne signifie pas pour autant qu’elle n’est pas divine. C’est peut-être ainsi qu’ils justifiaient cet abandon, mais en fait, il ne l’ont opéré que parce qu’ils ne pouvaient pas dériver cet intervalle de leurs calculs pythagoriciens. Ils ont choisi l’intervalle de rapport 81/64 à la place, alors qu’il sonne très mal… Dans d’autres cultures, cependant, le rapport 5/4 est largement utilisé. Les Grecs étaient certainement conscients de sa beauté, mais ils l’ont exclu parce qu’il n’était pas pratique pour transposer.
Fragil : Quels sont tes projets actuels ?
Je travaille sur des guitares-tambours (“drum guitars”) pour The Dodos et Liam Finn. Je suis très enthousiasmé par ces instruments. Pour The Veils, je travaille à une guitare-harpe. Je commence également à travailler à de nouveaux modèles pour Lightning Bolt, These Are Powers, PRE, et peut-être Melt-Banana.
À côté de cela, j’ai aussi pas mal d’autres projets. Gaspard Claus, un musicien français, est en train de programmer une journée du festival Guitares au Palais de Perpignan, qui aura lieu du 28 au 30 août prochains. Il engage des musiciens intéressants et assez connus pour un concert unique qui mettra mes instruments à l’honneur. Je serai présent avec un ami du groupe néerlandais The Moi Non Plus pour expliquer comment ils fonctionnent, et comment les musiciens vont y adapter leur musique. Mon fils de 5 ans sera là, lui aussi. Son école l’a autorisé à manquer une journée de cours pour jouer à Perpignan. Il est très doué pour taper sur des instruments à cordes !
Propos recueillis par Sophie Pécaud
Photos : Yuri Landman, Jeroen Pauwels et Peisam Tsang
Pour en savoir plus :
Notice de l’encyclopédie participative Wikipedia.
Extrait d’une conférence donnée au Primavera Sound Festival de Barcelone, et publiée dans la revue Perfect Sound Forever.
Interview de Pitchfork.
[1] Guitariste de Sonic Youth.
[2] Physicien allemand du début du XIXe siècle, qui étudiait les phénomènes des vibrations sonores en saupoudrant des plaques de métal de sable fin.
[3] Physicien suisse du XXe siècle, père de la cymatique, étude des ondes, dont les ondes sonores. Ernst Chladni et Hans Jenny ont influencé, entre autres, le travail d’Alvin Lucier.
[4] Fréquence composée de l’addition de toutes les fréquences sonores possibles.
[5] John Cage, compositeur et théoricien américain du XXe siècle.
[6] En Anglais, “third bridge”, technique de jeu alternative consistant à placer un objet, souvent un tournevis, entre le manche et les cordes de la guitare, pour diviser les cordes en deux parties et favoriser ainsi la formation de sons harmoniques.
[7] Premier compositeur et théoricien américain à avoir travaillé de manière systématique avec des intervalles microtonaux, inférieurs au demi-ton.
[8] Accord comportant la fondamentale, ici le mi, sa tierce majeure, le sol dièse, et sa quinte, le si.
[9] Système d’accordage dont les tierces sont “pures”, de rapport 5/4.
[10] Système d’accordage dont tous les intervalles sont légèrement faussés, à l’exception de l’octave et de la quinte, pour faciliter la transposition.
Bloc-Notes
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