
L’art total porté à son incandescence
«  Tristan et Isolde  » de Peter Sellars et Bill Viola
En proposant une ultime série de représentations de la mise en scène de Peter Sellars du «  Tristan et Isolde  » de Wagner, créée au printemps 2005 avec les vidéos de Bill Viola, l’opéra Bastille a offert une expérience artistique d’une incroyable intensité. Le chef d’oeuvre de Richard Wagner devient ainsi une oeuvre d’art totale, où le spectacle répond avec splendeur à l’intensité du chant.
A la fin des années 80, les Français découvraient le travail de Peter Sellars à travers ses relectures d’opéras de Mozart présentés à la MC93 de Bobigny : « Les noces de Figaro » déplacées au sommet d’un gratte-ciel newyorkais et sa vision d’un « Don Giovanni » rôdant dans les bas fonds de Harlem suscitaient des réactions contrastées. Ce qui pouvait alors s’avérer anecdotique se révéla très vite une volonté profonde d’interroger la modernité à l’opéra. En 1992, il crée l’évènement avec le fervent et gigantesque « Saint François d’Assise » de Olivier Messiaen, d’abord au festival de Salzbourg puis à l’opéra Bastille. Une superposition d’écrans de télévision donnait à voir simultanément, en prolongement du livret, des images symboliques dont la répétition hypnotique fonctionnait comme des leitmotiv d’opéras. En 2005, dans la poursuite de ce travail sur l’image, il demande au prestigieux vidéaste Bill Viola de réaliser un film pour sa mise en scène de « Tristan et Isolde ». Le résultat est fascinant ! Les images épousent sur grand écran la partition de Wagner et en prolongent le livret, en une plongée dans le monde intérieur des protagonistes. Elles sculptent l’action en lui apportant de nouveaux contours, en élargissant les possibles de cet « art total » dont avaient tant rêvé Baudelaire et Mallarmé et duquel Wagner donne une forme accomplie. La vidéo est en totale symbiose avec le jeu et les sonorités de la partition et participe à la dramaturgie en une forme d’envoutant « sur-moi » qui dépasse et submerge les âmes des personnages.
Purification, libération, dissolution
Les images de Bill Viola sont d’une beauté saisissante. Leur lenteur, le caractère ritualisé des mouvements et des déplacements évoquent les films de Andrei Tarkovski. Ainsi, l’acte I est l’acte d’une purification. Tandis que Tristan et Isolde cheminent vers l’absorption fatale du philtre d’amour versé par erreur par Brangäne, la vidéo, qui occupe toute la hauteur du plateau, montre deux cérémonies symétriques, où un homme et une femme, dans un accord sensuel avec la partition, ôtent méthodiquement chacun de leurs vêtements jusqu’à la nudité totale. Face au public, les gestes s’enchainent, infimes et comme au ralenti. Ce qui se raconte de la préparation amoureuse, de l’initiation et de la quête de l’autre, dans l’épure de l’image, est d’une ineffable beauté. Ces corps en éveil et en attente, dans la synthèse qu’ils constituent avec la musique et le jeu, minimaliste, créent un trouble assez proche des premiers frémissements amoureux. Le rituel initiatique, d’une inquiétante étrangeté, se poursuit par le lavement des corps, une sorte de baptême et de purification par l’eau, là encore avec une extrême lenteur. Ce premier acte nous confronte à une nouvelle naissance, naissance à soi et à l’autre, et nous plonge dans l’intimité de la métamorphose amoureuse. L’acte II exprime, par delà les forêts embrasées, la libération, l’affranchissement de toute règle et l’immersion amoureuse puis la séparation et le sacrifice lors du retour du roi Marke. L’acte III, enfin, est celui de la dissolution et de l’agonie, parmi des éléments aquatiques. Les images représentent les délires de la souffrance physique de Tristan, blessé à mort, dans l’attente fiévreuse du retour d’Isolde. Ces visions de désintégration sont transfigurées par l’élévation finale, où la mort d’amour permet aux corps d’entrer en lévitation, de flotter dans une apothéose de tous les arts et de tous les sens.
Nuit et jour, Amour et Mort
Ce qui se joue, dans ce spectacle, est de l’ordre de l’expérience intime, entre rituel amoureux et rituel de mort. L’enjeu est de raconter le refus de la réalité, la fuite de l’ordre établi, incarné par le mariage d’Isolde au roi Marke et l’immersion dans la passion amoureuse, dans le désir d’une nuit éternelle. Peter Sellars explore toutes les possibilités du théâtre pour être au plus près de ces questions soulevées par le livret. Ainsi, à la fin de l’acte I, lors de l’arrivée du couple à la cour du roi Marke à qui Isolde est promise, toute la salle de l’opéra Bastille s’allume, d’une lumière aveuglante et impudique. A l’acte II, durant le brulant duo d’amour enveloppé par la nuit, Brangäne, sublimement incarnée par Ekaterina Gubanova,met en garde les amants dans un chant aux accents troublants, depuis le deuxième balcon de l’opéra. Ce spectacle total est interprété par des artistes d’exception. Waltraud Meier procure une indicible émotion dans un rôle qu’elle a chanté dans le monde entier. Elle était déjà Isolde à Bayreuth en 1993, dans la mise en scène étonnante du dramaturge allemand Heiner Müller et l’interprète au disque sous la direction inspirée de Daniel Barenboïm. Clifton Forbis, Tristan d’Olivier Py, à Genève, est incroyablement habité. Ce spectacle est à lui seul une hyperbole, avec des artistes en état de grâce, sous la direction passionnée de Semyon Bychkov. Le fantasme des deux amants, à l’acte II, est d’effacer la barrière linguistique du « et » qui sépare leurs deux prénoms, et qui fait obstacle à leur désir de ne faire plus qu’un. Les artisans du spectacle sont parvenus à gommer toute frontière entre les arts et à créer l’oeuvre à laquelle rêvait Wagner. La reprise de cet opéra fabuleux, trop rarement représenté parce qu’il nécessite des moyens considérables et des interprètes d’exception, à Nantes, Angers et Dijon , sous un autre regard, est un événement dont on ne peut que se réjouir.
Christophe Gervot
Photos : Agathe Poupeney / Opéra national de Paris.
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