Publié le 11 juillet 2005

Isabelle Kersimon


Le troisième chapitre du Roman d’un lecteur du Bibliothéâtre (Saint-Barthélemy d’Anjou), "Tout seul comme un grand !", remet en scène le personnage de Robinson imaginé par le comédien et metteur en scène Philippe Mathé dans une nouvelle ode forte et tendre au livre, àla lecture, et àla vie.

Depuis quelques années, Philippe Mathé, du Bibliothéâtre, a entrepris une tâche de Titan, se lançant avec courage dans une utopie dont le propos peut à priori sembler surranné et, somme toute, assez peu théâtral : défendre et illustrer par sa mise en acte le principe du livre et de la lecture, dans ce qu’il accorde à l’existence, pour ceux à qui ce miracle est accordé, ce surplus d’âme qui l’embellit.

Pendant deux heures, il explore ce troisième volet d’un tryptique exigeant formulé à la manière d’une introspection essentielle. Tout seul comme un grand ! est en effet la continuation logique de C’est tout son père ! et C’est tout sa mère !, l’ensemble formant l’histoire d’un voyage identitaire où se mêlent tous les mots de l’existence : ceux de la littérature, ceux de la vie quotidienne, ceux des chansons, ceux des comptines... Une histoire dont chaque tome vit en indépendance, sans nécessité d’en connaître un pour découvrir l’autre.

Un tour de force consiste à avoir fait cohabiter des écritures aussi dissemblables que celles d’Henri Calet, Camille Laurens, Victor Hugo, et tant d’autres... L’extraordinaire saisissant de ce pari gagné, c’est la fluidité avec laquelle les extraits livresques s’enchaînent, tissant un lien inoxydable, celui de la filiation. Avec un art délicat : celui de la transmission.

La pesanteur et la grâce

Robinson s’adresse là, en effet, à sa fille, invisible, de 21 mois, lui déclarant son amour et ses failles, son questionnement à être père, à guider, à porter, à transmettre. Dans le même temps, il est l’homme amputé par la disparition de sa mère, par son veuvage précoce, aussi, et l’homme que rudoie et blesse la brutalité sociétale. En confrontation d’autant plus directe avec la mort qu’il exerce le métier de "hyène", ou récolteur d’autorisations de prélèvements d’organes sur les cadavres frais, il trouvera le salut dans un regard meurtri.

Etonnamment, rien dans la construction (double : en partie paroles vers sa fille, en partie récit de la rencontre) ne faillit. Et rien dans ces suites anecdotiques savamment orchestrées ne verse dans le pathos ou dans la mièvrerie. On suit sans feindre l’attention ce chemin abrupt, tendre, et parfois drôle - une salve contre le pitre et piètre Bigard et son immonde sketch des Salopes, notamment, ou encore un aiguillon de finesse sur l’usage des mots -, tout empreint d’une gravité peu contemporaine, comme une proposition généreuse, et bienvenue.

Victoire Delisle