Publié le 1er avril 2005

Marion Sarrouy


En allumant la radio il y a peu, j’ai entendu parler d’un film qui selon l’animateur devrait être montré àtous les gouvernements et parlements européens. Ce film c’est Le cauchemar de Darwin du réalisateur autrichien Hubert Sauper. Après l’avoir vu il me semble que c’est tout européen, tout occidental qui devrait voir ce film. Le moins que je puisse faire alors est de relayer l’information. Pour tout ceux qui n’ont pas vu le film et qui ne le verront pas de sitôt, en voici en partie le contenu.

Peut-être Darwin s’est-il dans ses plus sombres cauchemars échiné sur le problème de la place de l’homme dans la théorie de la sélection naturelle, de l’homme et sa nouvelle capacité à « lire dans la nature comme dans un livre ouvert », à faire de la nature son propre livre, sur lequel à défaut de pages blanches, il peut toujours modifier les textes. Mais l’imagination déployée dans ses pires cauchemars aurait-elle pu aller jusqu’à concevoir qu’un homme introduise dans un des plus grand lac d’ Afrique, source du Nil, un poisson - la perche du Nil - dont l’arrivée marque le début de l’éradication de 90% des autres espèces de ce lac ? Non pas que la disparition d’espèces eu été un problème pour Darwin, mais seulement, il semble qu’ici rien ne se soit fait selon la « sélection naturelle », mais plutôt pour reprendre l’opposition consacrée, selon une sorte de sélection « culturelle ». Car les poissons qui vivaient autrefois dans le lac Victoria étaient parfaitement adaptés à leur milieu et n’auraient sans doute pas disparus de sitôt sans l’intervention un après-midi d’un homme venu mettre un poisson dans le lac... Aussi Hubert Sauper nous amène-t-il à Mwanza, en Tanzanie, avec dans la tête un bon nombre de questions sans réponses, qui vont donner forme à ce film-documentaire sur la vie des habitants de Mwanza à travers une enquête sur des constatations troublantes.

Au fur et à mesure du film les questions se soulèvent d’elles-mêmes. On découvre d’abord une ville qui peine à en être une, ressemblant plutôt à un alignement sans raison de maisons en ciment, ou en tôle parfois. Des habitants qui ont tous plus ou moins un rapport avec la pêche, que ce soit les enfants orphelins de pères pêcheurs morts du sida, les prostituées vivant avec les pêcheurs ou pour les plus jeunes avec les pilotes russes qui amènent la perche en Europe, ceux qui travaillent à l’usine, ceux qui travaillent aux carcasses de poissons recyclées pour faire frire les têtes, etc. On découvre les uns les autres à travers les questions d’ Hubert Sauper . Une d’abord : qu’amènent d’ Europe les avions venant chercher les cargaisons de perche ? Les réponses sont d’abord claires, les avions arrivent vides. Puis un ex-enfant des rues raconte le jour où les médias tanzaniens ont dénoncé les cargaisons de ces avions, qui auraient en fait été des armes -le président a alors annoncé qu’il s’en occuperait « secrètement », ce qui ne trompe personne ici-. Les pilotes et autres chargés de cargaison restent bizarrement évasifs et tiennent parfois des propos incohérents. Ils passent pourtant souvent plusieurs mois en Angola ou au Congo. L’un d’eux semble plus lucide que les autres : « Un jour j’ai transporté un char en Angola, puis je suis allé en Afrique du sud chercher du raisin que j’ai ramené en Europe. Un ami m’a dit : « les enfants auront eu des chars pour noël, les enfants d’ Europe auront mangé du raisin ». J’aimerais que tous les enfants du monde soient heureux . ». Il s’arrête, ne trouvant plus de mot anglais pour éprouver ce qu’ils ressent.

Pour nous aussi, les pièces du puzzle s’emboîtent, pour former un tout que nous avons peine à appeler cohérent tant il est difficile d’admettre des réponses à toutes ces questions. Des perches introduites dans un lac pour donner un prétexte aux avions transportant des armes et rentabiliser leur voyage... ? Pourquoi tant d’incohérence dans les réponses à la question de ce qu’amène l’avion ? Pourquoi avoir mis la perche en Tanzanie si ce n’était que pour des raisons commerciales, alors que c’est en Europe qu’elle est vendue ? Serait-ce seulement le fruit du hasard ? Trouver un prétexte rentable au trafic d’arme n’est-ce pas une logique qui nous est familière, qui du moins ne nous étonne point ?... Et l’ Europe qui félicite et attribue des subventions à l’usine dont les dirigeants répètent régulièrement que les affaires ne marchent pas très bien ? Et une délégation de dirigeants tanzaniens qui déclare à un congrès chercher à vendre le lac ? Et les deux millions de personnes qui se nourrissent de la perche en Europe ? Et les deux millions de personnes menacées par la famine en Tanzanie ? Et les déclarations de l’ancien soldat selon lequel beaucoup de gens souhaiteraient une guerre car elle leur assureraient un travail bien payé ? Selon un journaliste d’investigation de Mwanza pour lequel l‘hypothèse avancée par Hubert Sauper ne fait pas de doute, l’ Europe doit trouver un avantage à ce que l’ Afrique soit en guerre perpétuelle et vive dans la misère la plus sordide.

Bien sûr tout ceci manque de preuves et n’est fondé que sur des questions sans réponses, d’étranges coïncidences, des déclarations bizarrement évasives...Pourtant tout nous pousse à reconnaître l’hypothèse d’ Hubert Sauper, car l’habitude nous force à croire certaines choses plus plausibles que d’autres. C’est pourquoi même en l’absence de toute certitude qui pourrait s’ériger comme preuve indubitable et universelle, certaines révélations passées rendent quand même l’hypothèse du réalisateur crédible. L’objection reste juste, à chacun de se faire son avis en allant voir le film. En attendant c’est lui qui viendra hanter nos cauchemars.