Création à Monte-Carlo d’un opéra de Chostakovitch
Une Bovary sans livres
L’opéra de Monte-Carlo a offert un événement marquant en programmant la trop rare « Lady Macbeth de Mtsensk  » de Chostakovitch en avril 2015. Cette première monégasque est une reprise de la mise en scène passionnante de Marcelo Lombardero créée en 2011 à Poznan, en Pologne. C’est un opéra coup de poing, porté à son incandescence par Nicola Beller Carbone, électrisante Katerina.
Le titre de l’opéra évoque le Macbeth de Shakespeare, une tragédie du pouvoir. Il soulève une question qui n’est pas sans rappeler la problématique de Madame Bovary, dans le roman de Flaubert. Comment peut-on être une Lady Macbeth, lorsque l’on s’ennuie dans un village russe, parmi des êtres grossiers et médiocres ? La réponse est grinçante et Katerina Ismaïlova achève son implacable chute dans l’enfer du bagne.
L’œuvre a été créée en 1934 et représentée avec succès 200 fois en deux ans. Elle a ensuite été interdite par Staline. Un article de la Pravda du 28 janvier 1936 (ci-dessus) dénonce notamment « un chaos qui remplace la musique » et une représentation grotesque du peuple. Une nouvelle version, revue par le compositeur et conforme aux exigences de la censure, sera jouée en 1963. L’œuvre originale est de nouveau à l’affiche depuis le début des années 1980. Le sous-titre du spectacle présenté à Monte-Carlo est Boucherie, l’un des lieux choisis pour l’action : ce pourrait être le titre d’une pièce de Pasolini.
Théorème
Les évènements qui s’enchaînent dans l’opéra de Chostakovitch ont l’aspect implacable d’une démonstration mathématique où des hypothèses successives convergent vers une même conclusion. La leçon de l’œuvre pourrait se résumer par cet axiome : si l’on tue son beau-père et son mari pour filer le parfait amour avec un commis de passage, si un ivrogne découvre l’un des cadavres le jour des noces, si des policiers furieux de ne pas avoir été invités viennent arrêter les coupables ou encore si l’on s’imagine être une Lady Macbeth dans un monde sans art, alors on finit au bagne.
L’enfer de Katerina a pourtant commencé bien avant la chute finale. Elle a épousé Zinovi Ismaïlov, riche marchand soumis à son père Boris, et vit dans un logement de l’entreprise avec son mari et son beau-père. La première image du spectacle montre la jeune femme seule dans le lit conjugal. Elle s’ennuie et exprime la quête d’un ailleurs. Des pages d’un livre en russe sont reproduites autour d’elle, sur un écran à l’avant scène. Ce pourrait être les pages du roman auquel elle aspire, comme Emma Bovary, ou un extrait de la nouvelle de Nicolaï Leskov, dont l’opéra s’inspire. Katerina aimerait être regardée, et exister. Son beau-père, d’une présence écrasante, ne lui fait que des remarques blessantes. Zinovi part en déplacement, laissant son épouse seule dans son vide affectif et un environnement brutal.
L’arrivée de Sergueï, un ouvrier venu d’ailleurs, sème le trouble et un vent de nouveauté dans la morosité du quotidien, même si l’étranger montre très vite son inconstance. Il frappe à la porte de Katerina par une nuit de désœuvrement, la surprend au terme d’une aria d’une infinie beauté, et lui demande un livre, parce qu’il ne parvient pas à trouver le sommeil. Elle lui répond qu’elle n’en a pas, et qu’elle ne sait pas lire. La femme du marchand n’aspire donc pas à faire de sa vie un roman, comme Madame Bovary. La nuit d’amour qui succède est suffocante, et martelée par une musique qui s’affole, d’une rare sauvagerie. Elle s’accomplit derrière le lit conjugal.
La démonstration du spectacle est terrible : il n’y a pas de place pour le romanesque, l’idéal ou une quelconque rédemption.
Le beau-père, rôdant plein de lubricité sous les fenêtres de Katerina en l’absence du fils, surprend l’adultère, et fait fouetter Sergueï devant les autres employés, sous le regard rempli d’effroi et de compassion de sa belle-fille. Cette scène irrespirable évoque le sadisme de Scarpia, qui force Tosca à écouter les cris de son amant torturé, dans un jeu d’une semblable cruauté. Les deux héroïnes d’opéra tuent ensuite leurs bourreaux, mais tandis que dans l’œuvre de Puccini, l’une met en scène et esthétise son crime, avec les artifices du théâtre, l’autre, qui est plus instinctive et ne vit pas comme Tosca dans l’art et l’amour, force de trait d’une douleur feinte et se lamente avec excès sur le cadavre du beau-père. Le pope venu constater le décès est complètement ivre. Tout tragique semble impossible.
Une traduction des pages écrites en russe à l’avant du plateau nous apprend, beaucoup plus tard dans le spectacle, que ce ne sont pas les pages d’un roman, mais l’article de la Pravda du 28 janvier 1936, qui dénonçait le chaos dans la musique. La démonstration du spectacle est terrible : il n’y a pas de place pour le romanesque, l’idéal ou une quelconque rédemption.
Une vie violente
En revenant au titre, on peut se demander en quoi l’opéra de Chostakovitch est une tragédie du pouvoir. Katerina tente d’exister dans un monde de brutes et la référence à la pièce de Shakespeare montre sa détermination, mais tout ce qu’elle entreprend lui échappe, dans une fuite en avant désespérée, où toute volonté de puissance est étouffée. Elle traîne une vie violente, dont les péripéties s’enchaînent dans l’urgence, avec des ruptures brutales.
La transposition dans une boucherie avec des pièces de viande sur les tables donne à la scène du viol d’une employée par des commis une violence extrême, qui préfigure le drame de Katerina.
La mise en scène de Marcelo Lombardero entretient ce rythme implacable dans une vision cinématographique, où l’action se resserre sur les moments intimes et s’élargit pour les scènes de foule, dans lesquelles le regard des autres, rongés par l’ennui, se déchaîne. La transposition dans une boucherie avec des pièces de viande sur les tables donne à la scène du viol d’une employée par des commis une violence extrême, qui préfigure le drame de Katerina.
La partition de Chostakovitch repose également sur de saisissants contrastes, où l’on passe du grotesque à des déchaînements de violence en passant par des instants de sensualité mélancolique pour les lamentations de la jeune femme. Celle-ci se donne à Sergueï, pensant avoir trouvé un rédempteur. Bouleversée par le châtiment dont elle est ensuite témoin, elle prépare, dans une sourde colère, un plat de champignons auquel elle ajoute de la mort-aux-rats.
Le retour du mari la surprend durant une nuit d’amour avec son amant, en une nouvelle désillusion pour Katerina. Elle orchestre, comme Lady Macbeth, son second meurtre et demande à Sergueï de tuer le gêneur. On place le cadavre dans le bureau. Le mariage des amants maléfiques est célébré lors de la scène suivante. Un « balourd miteux », assoiffé, qui passe par là, trouve le corps du mari en allant voler une bouteille et il rencontre des gendarmes mécontents de ne pas avoir été invités à la noce. La fête est dès lors interrompue par l’envoi au bagne des nouveaux époux.
Le chœur des bagnards, d’une profonde humanité, a des accents tragiques d’une beauté absolue. Quelques figures se détachent de ces exclus anonymes parmi lesquels Sergueï qui tente, malgré la détresse collective, de courtiser Sonietka. Elle le rejette avec ironie, mais elle a froid et cèdera à ses avances s’il lui ramène les bas de sa bourgeoise. C’est l’humiliation suprême pour Katerina qui, après avoir cru les donner à celui qu’elle aime, les voit brandir par sa rivale, qui la montre du doigt, sous les commentaires et les rires vulgaires des autres prisonnières. La femme blessée reste en arrière dans un état de stupeur, comme si elle se réveillait d’une scène de somnambulisme, et se jette dans un étang tout proche en y poussant Sonietka. Deux cris transpercent le théâtre et la nuit du bagne. La marche et les chants reprennent, comme si rien ne s’était passé. Sergueï s’attarde cependant et jette un regard furtif à peine perceptible en arrière, et il se fige sous un ciel sombre qui s’embrase.
La troupe réunie à Monte-Carlo s’investit avec ferveur dans ce spectacle d’une perturbante beauté. Nicola Beller Carbone, Tosca brûlante et très engagée dans la vision de Patrice Caurier et Moshe Leiser à Angers Nantes Opéra en 2008, construit une figure d’une humanité poignante, dans un jeu fascinant et contrasté. Elle sculpte les états successifs et la démesure de ce personnage hors normes par une voix ample et riche en couleurs, qui bouleverse à chaque instant, que ce soit dans la retenue qui précède le passage à l’acte, d’une justesse infinie, ou dans les explosions de lyrisme. Cette artiste a un incroyable tempérament dramatique. Elle sera une incandescente Médée, dans l’opéra de Cherubini révélé par Maria Callas, à l’opéra de Nice en mai 2016.
Le chef Jacques Lacombe restitue de manière brillante les excès de la partition, tout en soulignant les troublants sous-entendus, dans des commentaires poignants ou ironiques, qui mêlent le feu à la glace.
Alexeï Tikhomirov est terrifiant en Boris, Alexandre Kravets ornemente le personnage du balourd miteux de rires et d’aigus étonnants et Maïram Sokolova prête son timbre généreux de mezzo et de beaux graves à la figure inquiétante de Sonietka. Tous les artistes seraient à citer car ce qu’ils font est énorme, dans le chant comme dans le jeu. Stefano Visconti a fait un magnifique travail à la tête d’un chœur très sollicité. Le chef Jacques Lacombe qui dirigeait notamment les Dialogues des carmélites d’Angers Nantes Opéra à l’automne 2013, enflamme l’orchestre et restitue de manière brillante les excès de la partition, tout en soulignant les troublants sous-entendus, dans des commentaires poignants ou ironiques, qui mêlent le feu à la glace.
La première monégasque de cet opéra de Chostakovitch, trop peu représenté ailleurs, a été à la hauteur de l’évènement. Les reprises en France, depuis 1989, ont été la mise en scène d’Antoine Bourseiller à Nancy (1989), celle d’André Engel à l’opéra Bastille (1992) et celle de Philippe Godefroid à l’opéra de Nantes (1998). Le spectacle présenté à Monaco est de ces représentations qui laissent des traces, et il fera date. La saison 2015-2016 de l’opéra de Monte-Carlo offrira quelques temps forts, et rend un hommage discret au cinéma, en programmant entre autres la trop rare Wally de Catalani, dont l’un des airs est interprété dans le film Diva de Jean-Jacques Beneix, la mise en scène de Patrice Caurier et Moshe Leiser de Norma de Bellini, traversée par le souvenir de l’actrice Anna Magnani, avec l’immense Cecilia Bartoli, et Attila de Verdi, dans un spectacle de Ruggero Raimondi, Don Giovanni mythique du film de Losey. La promesse d’autres émotions en cascades !
Texte : Christophe Gervot
Photos : A Hanel - OMC
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