FOCUS
Désir mortifère en eaux troubles
« Mort à Venise  » au TNB à Rennes
Le festival «  Mettre en scène  », qui se déroule chaque année en novembre, au Théâtre national de Bretagne à Rennes, en collaboration avec d’autres scènes de la région Bretagne, explore des formes diversifiées et aime la tentative et l’essai. L’édition 2012 nous a permis de découvrir une adaptation, par Thomas Ostermeier, de «  Mort à Venise  », la nouvelle de Thomas Mann, immortalisée au cinéma par Luchino Visconti : une passionnante occasion de mettre de nouvelles images et d’autres musiques, sur cette histoire de passion et de mort.
Directeur de la prestigieuse Schaubühne de Berlin, Thomas Ostermeier avait proposé une installation d’une quinzaine de minutes sur « Mort à Venise » en 2011, au festival de Venise. Il souhaitait y revenir. Le festival « Mettre en scène » vient de lui en donner l’occasion, pour une seconde version d’une durée de 1 heure 15. Le metteur en scène a attendu la première de son spectacle pour voir le film de Visconti, pour qu’il n’y ait pas d’interférences avec son travail. La vision de Ostermeier est profondément personnelle, et originale.
Gros plans sur le trouble amoureux
Pendant que les spectateurs s’installent dans la salle, les comédiens achèvent leurs ultimes préparatifs sur le plateau,image d’un spectacle en train de se construire dans le temps de la représentation. Un narrateur s’installe dans un coin de la scène et lit, en français, des extraits de la nouvelle de Thomas Mann. Les autres acteurs sont allemands, et ne parlent pas. Ce théâtre du silence permet de fixer son attention sur des détails visuels et sur des images vidéo, filmées par Benjamin Krieg, principalement des gros plans et des arrêts sur images, à partir du spectacle.
Ce procédé de distanciation peut agacer,comme si tout abandon à l'émotion était interdit, ou mis à distance. Il constitue aussi une irruption complètement inattendue et brutale du réel, par une sorte d'effritement du mythe
Durant la première partie, quelques éléments stylisés suggèrent l’hôtel des bains à Venise : un grand rideau blanc, agité par un souffle qui pourrait être de l’air marin, à travers lequel Tadzio et ses sœurs font leurs apparitions et leurs disparitions, une longue table où prend place la famille du bel adolescent, une table plus petite et un fauteuil pour Aschenbach, et un piano. L’atmosphère de ce décor au charme impressionniste, enveloppé de lumières irréelles, est envoûtante. Chacun des protagonistes se définit par très peu de choses : un mouvement, un geste à peine esquissé. Les jeux des sœurs de Tatzio, portant chapeaux et marinières, rappellent la petite bande d’Albertine, à Balbec, dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs de Marcel Proust. Tatzio, torse nu et en maillot de bain, se mêle à leurs jeux. Tous se retrouvent à table, avec la mère, dans une image d’un temps qui semble perdu. Assis dans un fauteuil, Aschenbach est bouleversé par Tatzio. Josef Bierbichler, mémorable John Gabriel Borkman dans la pièce de Ibsen, à Rennes en 2008, incarne l’écrivain, en proie à une passion amoureuse d’un genre nouveau pour lui, mais complètement dévastatrice. Son jeu est d’une poignante intensité. Les magnifiques gros plans sur son visage nous montrent qu’il a des larmes dans les yeux. Il exprime, par de très subtiles variations, le trouble et le désarroi. Le jeu est infime, minimaliste mais il est saisissant. Les autres images projetées représentent des personnages ou des détails du repas, comme autant de « fragments d’un discours amoureux » : Tatzio de profil, la mère silencieuse, la table dressée vue de dessus.
Le spectateur est gagné par l’émotion. Soudain, le narrateur quitte son espace et interrompt sa lecture et l’action : il a un journal à la main et vient parler d’une lettre écrite par Thomas Mann à son frère, deux ans après la publication de sa nouvelle. L’auteur y affirme que cette œuvre est fausse et pseudo-intellectuelle. Ce procédé de distanciation peut agacer,comme si tout abandon à l’émotion était interdit, ou mis à distance. Il constitue aussi une irruption complètement inattendue et brutale du réel, par une sorte d’effritement du mythe. La scène reprend ensuite, au moment où elle avait été interrompue,en une conscience renouvelée d’un théâtre en train de se faire, et d’une œuvre qui dénonce ses artifices.
Passion minée par le réel : enfants morts et chaos
Ces Chants pour les enfants morts, ont été composés à partir de 1901 sur des poèmes que Rückert avait écrits en 1836, à la suite de la perte de ses deux enfants
L’intrusion du narrateur dans l’action, un journal à la main, est l’une des manifestations du réel, dont on trouve plusieurs variations durant le spectacle. C’est Aschenbach qui interprète quatre des Kindertotenlieder de Gustav Mahler, dont Luchino Visconti avait mis, dans son film, le quatrième mouvement de la cinquième symphonie et le sublime misterioso de la troisième. Ces Chants pour les enfants morts, ont été composés à partir de 1901 sur des poèmes que Rückert avait écrits en 1836, à la suite de la perte de ses deux enfants. Étrange symétrie, Mahler subira un tel deuil en 1907. En intégrant ces Lieder au spectacle, Thomas Ostermeier créé à son tour une proximité entre le compositeur et Aschenbach. Les « Kindertotenlieder » ont été immortalisés par les plus grands artistes d’opéra, et en particulier par la mythique Kathleen Ferrier. L’acteur Josef Bierbichler s’en empare avec beaucoup de sincérité, dans un chant mélancolique et intériorisé, accompagné au piano. Ces mélodies, douloureuses et troublantes, ne sont pas un commentaire sur les images de Tatzio et de sa famille : la surimpression de ces chants de mort, sur des images de l’être aimé, donne un aspect morbide et désespéré au désir et à la passion. La dissonance est poignante. La seconde partie du spectacle change de ton. Le plateau est nu et il n’y a plus aucune trace des protagonistes de l’hôtel des bains, comme s’ils avaient été engloutis.
Un extrait du film de Luchiano Visconti
Le narrateur a cessé son récit avant l’épidémie de peste sur Venise. Sur le plateau, dans le mouvement de feuilles qui tombent, des éclats noirâtres, qui pourraient être des cendres, s’abattent sur le sol, dans une lumière de contre jour. Une fois à terre, on croirait voir des algues sombres, éparses. Trois danseuses nues inventent une danse de mort dans ce bourbier, métaphore de la maladie, de l’anéantissement de toute chose,et du travail du temps. On pourrait presque parler d’atomisation. La musique est assourdissante, insupportable. Au fond du plateau, on aperçoit la silhouette de Tatzio, un livre à la main. Il passe lentement, tandis que l’on apprend, en une phrase laconique du récit de Thomas Mann, la mort de Aschenbach, de manière anecdotique, comme en un fait divers. L’espace se vide. Josef Bierbichler revient, en costume de ville et pull rouge, pour chanter un ultime lied.
La proposition de Thomas Ostermeier était séduisante. Sa réalisation crée des instants d’une poésie ineffable et apporte de nouveaux contours, à une œuvre devenue un mythe. L’approche est toutefois souvent trop systématiquement cérébrale, ce qui crée un frein à l’émotion. C’est cependant un spectacle qui trouve sa place dans la programmation de « Mettre en scène », qui aime les propositions nouvelles et insolites, les tentatives et les essais. L’an passé, l’événement du festival avait été la création de « Cachafaz », un opéra de Oscar Strasnoy, d’après une pièce de Copi. La prochaine édition nous réservera certainement de nouvelles surprises, à découvrir.
Christophe Gervot
Bloc-Notes
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